regard, n. m. (v. 1120). Fig, : Action de considérer un objet par l'attention, par l'esprit.
Laissez-nous vous partager ce qui nous a touché, ému, inspiré et découvrez qui nous sommes.
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Le réalisateur Boris Lojkine nous livre un troisième long métrage fictionnel d’une densité effarante, provoquant une secousse qui nous happe et nous indigne au plus haut point. A l’instar d’un thriller, le cinéaste nous plonge dans le quotidien d’un jeune livreur guinéen sans papiers, pédalant ardemment dans les quartiers nord de Paris. Son vélo et son portable sont indispensables à sa survie dans cette capitale qui nous livre son côté sombre, âpre.
Le film s’ouvre et prend fin au sein des locaux de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), lieu déterminant où Souleymane doit passer un entretien qui consiste à conter son histoire personnelle, celle-là même qui lui permettra ou non d’accéder à un statut de réfugié politique. Nous comprenons d’emblée que le titre du film est avant tout chargé de sens, signifiant ainsi que l’histoire racontée est capitale, essentielle à l’existence de Souleymane Sangare. Alors quelle histoire doit-il raconter ? Celle que Barry (un immigré guinéen) lui propose moyennant une certaine somme d’argent, qui englobe un récit erroné, façonné pour qu’il corresponde aux attentes de l’administration française ? Ou la vérité, même si elle ne coche pas les bonnes cases, et que cette sincérité détruise son espoir d’obtenir le droit de rester en France ?
La tension est palpable de bout en bout, au fil de ces 48 heures où le jeune homme se débat perpétuellement dans l’urgence, celle de faire un maximum de livraisons, celle d’attraper le dernier bus pour rejoindre le foyer qui lui permettra d’avoir un toit pour la nuit.
Nous entrons donc dans un monde que nous croisons quotidiennement sans véritablement nous demander de quelle manière ces personnes demandeuses d’asile vivent et survivent dans cette grande métropole parisienne. Boris Lojkine a choisi de s’immiscer dans le monde des livreurs parisiens, en s’attachant à la communauté guinéenne, très présente à Paris. C’est une course effrénée où nous suivons Souleymane sur son vélo, arpentant à une vitesse folle les quartiers nord que le cinéaste apprécie. Il explique ce choix dans une interview : « J’habite dans le 10ème arrondissement. On a filmé une ou deux scènes à 100 mètres de chez moi et globalement dans le Paris que je connais très bien : Barbès, les Grands Boulevards, la ligne 2 du métro (…). Ce qui m’a aidé, c’est de plonger dans une communauté. J’ai une conception assez anthropologique de mon travail, j’aime comprendre comment un milieu fonctionne, observer les rapports sociaux, les rapports de domination. Que ce soit les communautés de migrants ou les photojournalistes ou ces groupes de livreurs. Je devais donc montrer le Paris de ces gens-là, leurs lieux et pas les miens (…). Quand on épouse une communauté, je trouve très important de comprendre sa propre géographie » (Le bleu du miroir).
Souleymane, étant sans papiers, n’a pas le droit d’exercer le métier de livreur. Pour obtenir les demandes et adresses de livraison, il loue le compte d’une relation, ce qui lui permet de gagner infiniment peu d’argent pour subsister, et cela en prenant des risques inouïs. Vivre dans l’illégalité est son unique chance de survie. La précarité des immigrés clandestins est ici mise en exergue et confirme comment ils pâtissent d’un système oppressif et abusif.
La caméra ne lâche pas Souleymane : elle le poursuit inlassablement dans ses trajets incessants, où le temps file à une vitesse de dingue, et où chaque course permet d’obtenir une infime rémunération. Puisque le jeune guinéen vit à vélo, le cinéaste a filmé, avec une équipe extrêmement réduite, à vélo. Ce qui était indispensable à la véracité des risques encourus par Souleymane, et à la dureté de ce métier ingrat. Nous évoluons dans la circulation effrénée de la ville, avec une sensation terrible de peur, vivant avec angoisse les risques que Souleymane est obligé de prendre pour tenir le rythme. La vitalité démente des arrondissements traversés à vélo dynamise ces quartiers qui ne dorment jamais, accablés par les bruits incessants des moteurs, des klaxons, des sirènes, du boucan des métros et RER, qui s’unissent dans un tintamarre de sons discordants, remplaçant ainsi une partition musicale que le cinéaste n’a pas voulu insérer. Pas de musique dans ce film, mais plutôt une composition sonore en cadence avec le fourmillement de la circulation. L’atmosphère retentissante de la ville nous envahit sans relâche. Le cinéaste précise : « L’absence de musique nous a obligés à être plus radicaux au montage : pas de place pour des moments creux, jolis, paisibles. On avance, collés à Souleymane, en apnée, sans répit, jusqu’à la scène finale qui nous enferme dans le petit bureau nu de l’OFPRA » (Allociné). Quant aux prises de vues et du son, Boris Lojkine explique : « Un vélo pour l’image, un autre pour le son. Moi-même le plus souvent, je conduisais le vélo son, pour rester en prise avec le tournage. Je voulais rester léger pour me glisser dans la ville. Ne pas arrêter la vie. Insérer le dispositif de cinéma dans le réel. Et amener le maximum de réel dans la fiction (…). Même les scènes de dialogues complexes, je les ai voulues au milieu de la vie de la ville : dans le RER, au sein de la circulation, mêlées à la foule (…). Mon ingénieur du son, Marc-Olivier Brullé, a dû inventer des dispositifs de prise de son inédits pour relever les défis que représentait ce tournage au milieu de la cacophonie de la ville » (Trigon film, Allo ciné). C’est donc en équipe extrêmement réduite (3 ou 4 personnes) que les extérieurs ont été filmés, souvent caméra à l’épaule, sans bloquer la circulation, exceptés certains moments comme l’accident qui impliquait une organisation plus ordonnée, et donc plus de personnes intégrées à l’équipe. De surcroît, le centre d’urgence où sont accueillis les migrants a nécessité un très grand nombre de figurants et bien sûr une équipe technique correspondant à un tournage classique. D’où le choix tactique de la part du cinéaste pour son directeur de la photographie belge Tristan Galand, qui avait déjà expérimenté des tournages de fiction mais aussi de documentaire. Autant dire que ce chef opérateur a accepté d’endosser plusieurs casquettes lors des tournages au milieu de la circulation, n’ayant alors pas de pointeur pour l’assister. Idem pour l’ingénieur son. Cette expérience inouïe de tournage à vélo nous fait vibrer et trembler, en totale immersion à travers un réalisme exacerbé. Tout cela avec une caméra portée, des comédiens non professionnels, une prise de son où les bruits de la ville se bousculent et s’entremêlent, des scènes dialoguées enregistrées au milieu de ce tintamarre délirant… Nous sommes à la fois époustouflés et choqués par ce qui défile devant nous, alors que ce jeune Souleymane bataille pour tenir la route, pour tenir le rythme, pour lutter pour sa vie. Quant aux décors naturels, ils procurent un souffle indéniable, une puissance que la lumière du film sert. Pas d’éclairages superflus. Bien au contraire. Comme l’indique le cinéaste : « On a choisi des décors qui possèdent une cinégénie et pour créer du relief, on a plutôt enlevé de la lumière, éteint des éclairages. Je ne voulais pas qu’on éclaire les rues comme je ne voulais pas qu’on bloque les rues, (…) je voulais tourner dans le bordel de la ville » (Le bleu du miroir).
Durant ces deux jours, Souleymane tente d’apprendre par cœur le récit qu’on lui a conseillé de relater, et cela avec difficulté. Car ce n’est pas son histoire. Ce n’est pas lui. Le jeune guinéen a deux femmes qui comptent par-dessus tout : sa mère et la jeune femme avec laquelle il désire faire sa vie. Toutes les deux sont en Guinée. Lui, il a traversé des heures sombres pour arriver en France.
Boris Lojkine a cosigné le scénario avec Delphine Agut, en se basant sur une ample enquête de terrain qu’Aline Dalbis a effectué lors de « repérages d’écriture ». Cette documentariste et directrice de casting est partie rencontrer des personnes, qu’elle abordait dans la rue, sachant que le cinéaste désirait entrer dans le quotidien des livreurs à vélo. Beaucoup d’immigrés faisaient partie de ces livreurs, arrivés en France depuis un certain temps, dont moult faisaient partie des communautés guinéenne et ivoirienne. Plusieurs d’entre eux étaient sans papiers, demandeurs d’asile, ou bien avaient obtenu l’asile. Ils ont consenti à confier leurs histoires personnelles, ce qui a permis aux scénaristes de créer l’histoire de Souleymane. Une fois le scénario écrit, le cinéaste et Aline Dalbis ont rencontré de nombreux livreurs à Paris pour trouver leur comédien principal, mais sans conviction. C’est en cherchant en province qu’ils ont découvert à Amiens, par l’intermédiaire d’une association d’éducation populaire, leur Souleymane. Abou Sangare les a profondément touchés lors d’un casting effectué à la suite d’une entrevue. Ce jeune homme est mécanicien dans la vie. Il est en France depuis l’âge de 16 ans, a vécu dans un foyer grâce à l’aide d’une association, et a passé son Bac Pro Mécanique pour ensuite travailler chez un garagiste qui a voulu l’embaucher en CDI. Mais sa demande de régularisation a été rejetée. La suivante aussi. Son dernier recours est en attente. Autant dire que moralement, la situation est douloureuse et soucieuse. Abou Sangare a donc la triste habitude de faire face, seul, aux organismes administratifs français. Ces expériences, il les a hélas vécues. Quant à la vérité que son personnage va dévoiler à la fin du film, elle va être écrite par les scénaristes à partir de l’histoire personnelle d’Abou Sangare, au sujet de l’explication de son exil, de ce déracinement empli de peine. Sa maman est au centre de cette douleur, elle qui est atteinte de troubles mentaux, et donc rejetée au sein même de sa communauté. Lorsque le jeune homme en parle pour la première fois à Boris Lojkine, il commence par dire : « Ma mère est diabolique ». C’est sa manière à lui d’expliquer qu’elle est psychiquement malade. Toutes ces informations personnelles, que ce soit avec ses proches ou lors de son périple traversé par des souffrances physiques innommables, ont permis au cinéaste de « créer une réalité » dont la véracité n’est pas un artefact.
Boris Lojkine a maintes fois fait répéter ses comédiens pour ensuite élaborer une totale réécriture du scénario, en octroyant à ses personnages les multiples comportements et manières de s’exprimer qu’il a observés. En communiquant avec la jeune communauté guinéenne, il a appris à s’imprégner de leur culture, et ainsi à constater l’importance qu’ils accordent à la justice, mais aussi à la vérité. D’où la valeur de la séquence finale, puisque le mensonge est au centre de cet entretien si redouté avec la personne de l’OFPRA (Nina Meurisse) qui note le récit de Souleymane dans ses moindres détails. La manière de filmer du cinéaste se modifie alors pour entrer dans un face à face de champs – contrechamps, où l’observation des corps, la parole, les visages scrutés, nous font entrer dans une véracité et une intimité qui nous bouleversent. La fragilité et la sensibilité de Souleymane éclatent avec force et nous sensibilisent d’autant plus à ces histoires ignorées, à ces êtres que nous croisons régulièrement, sans jamais vraiment les regarder.
Boris Lojkine, agrégé de philosophie et normalien, a quitté l’université pour arpenter le monde. Nous percevons son travail cinématographique comme une lutte contre l’indifférence. Ses documentaires tournés au Vietnam ( « Ceux qui restent » en 2001 et « Les âmes errantes » en 2005), ses deux films de fiction réalisés en Afrique (« Hope » en 2014 et « Camille » en 2019), tracent un chemin qui bouscule notre réflexion et qui nous interroge sur le monde. Etre curieux des autres, faire face à cette réalité parfois brutale qui bouleverse les êtres, nous emmener là où l’on ne va pas. Voilà ce qu’il nous propose. Son dernier opus nous touche profondément, comme il a touché le festival de Cannes dans la sélection d’ « Un certain regard », où il a reçu le Prix du Jury, et qui a permis à Abou Sangare de recevoir le prix du meilleur acteur.
Réalisation : Boris Lojkine / Scénario : Boris Lojkine et Delphine Agut / Image : Tristan Galand / Montage : Xavier Sirven / Son : Marc-Olivier Brullé, Pierre Bariaud, Charlotte Butrak, Samuel Aïchoun / Production : Bruno Nahon, Unité / Distribution : Pyramide distribution / Acteurs : Abou Sangare (Souleymane), Alpha Oumar Sow (Barry), Nina Meurisse (agente de l’OFPRA), Emmanuel Yovanie (Emmanuel), Younoussa Diallo (Khalil), Ghislain Mahan (Ghislain), Mamadou Barry (Mamadou), Yaya Diallo (Yaya), Keita Diallo (Kadiatou) / Sortie : 09/10/2024
« Memory » est un film qui s’attache à une rencontre inattendue entre une femme et un homme dont la mémoire perturbe, de manière différente, les comportements et les réactions quelquefois troublants, ou douloureux, de ces deux personnes en prise avec leur trauma, et dont les blessures émotionnelles invasives happent leur quotidien.
« Memory » est le huitième film du cinéaste mexicain Michel Franco, qui aime sonder l’inintelligibilité des êtres, leur comportement sibyllin, sans jamais livrer le moindre jugement moral ou psychique. Dans son nouvel opus, le réalisateur met en présence une femme, Sylvia (Jessica Chastain), et un homme, Saul (Peter Sarsgaard), dont la vulnérabilité et l’instabilité psychologique perturbent leur bien-être. Nous rencontrons tout d’abord le personnage de Sylvia à une réunion des AA (Alcooliques anonymes), où nous comprenons qu’elle s’y rend depuis de nombreuses années. Sa vie est simple, cadencée par son métier de travailleuse sociale au sein d’un centre médical new-yorkais spécialisé pour adultes frappés de handicap mental, et par sa vie de maman solo d’une adolescente prénommée Anna (Brooke Timber). Sylvia vit modestement avec sa fille qu’elle protège amplement, dans un appartement doté d’une alarme, dont elle ferme automatiquement les trois verrous dès qu’elle rentre. Le réalisateur s’attarde à nous montrer cette femme qui répète ces gestes de manière symptomatique, sans jamais en oublier le moindre d’entre eux.
Un soir, Sylvia et sa sœur Olivia (Merritt Wever) se rendent à une fête réunissant les anciens élèves de leur collège. Tandis que tout le monde danse et s’amuse, Sylvia reste seule, assise à une table. Surgit alors un homme, Saul, qui s’assoit à ses côtés sans prononcer un mot. Sylvia se lève alors et quitte la soirée pour rentrer seule chez elle. L’homme la suit durant tout le trajet, jusqu’à se retrouver en bas de chez elle, sans jamais l’aborder. Saul, malgré la pluie et le froid, reste toute la nuit en bas de l’immeuble. Le lendemain matin, Sylvia décide de descendre, pour finalement venir en aide à cet homme en détresse, complètement trempé et grelottant, qui se trouve littéralement désorienté, ne sachant pas pourquoi il est là. Sylvia prend ses papiers et appelle son frère Isaac. Elle découvre alors que Saul a une maladie neurodégénérative. Sa mémoire est en berne et sa souffrance manifeste. Il vit avec son frère et sa nièce qui doivent le surveiller en permanence. Atteint d’une certaine forme de démence, il subit au quotidien des amnésies qui entretiennent des relations distordues et tourmentées avec autrui, et une vision du monde parfois singulière. Avec ce personnage en perte de repères, en perte de mémoire, Michel Franco va créer un lien magnifique entre lui et Sylvia qui, nous allons le découvrir, a subi un choc traumatique qui a entraîné, tout au long de sa vie, de fortes perturbations psychiques qui vont ressortir avec une certaine rudesse. C’est bien là l’histoire d’une rencontre de deux mémoires qui vont s’entremêler, s’entrechoquer, et s’unir. Une mémoire qui se perd face à une mémoire qui vient douloureusement frapper à la porte. Et le lien qui va se créer entre ces deux êtres, après l’évocation d’un souvenir violent mais erroné de Sylvia, va en filigrane se révéler avec une tendresse émouvante. Michel Franco nous raconte une histoire d’amour, parsemée d’embûches dues à la maladie de Saul, mais aussi au trauma de Sylvia dont la vérité va se manifester avec fracas. Car sa famille a toujours voulu ignorer et nier sa douleur, ses souvenirs mémoriels, et pour cause, puisqu’ils sont la conséquence d’un inceste.
Mais la rencontre entre ces deux âmes en peine est salvatrice. Elle leur permet d’affronter les affres de leur mémoire, et de vivre enfin quelque chose de beau, pour eux, même si rien n’est facile. Michel Franco explique : « Je voulais que ces personnages retrouvent l’opportunité d’être comme des enfants ou des adolescents mais sans l’immaturité associée à ces âges. Ils se donnent le droit de découvrir de nouvelles choses, de dépasser leurs peurs et leur sentiment d’insécurité » (propos de Michel Franco dans « j-mag.ch »). En vivant leur propre histoire à deux, ils s’accordent la possibilité d’assortir leurs existences troublées, leur vécu, afin d’aborder un tempo commun, un mouvement qui les fait se rejoindre. La délivrance est au centre du chemin, même si nous ignorons où ce cheminement peut les mener. Qui donc a le droit d’empêcher ce lien très fort… même si le temps et la pathologie de Saul complexifient cette intense complicité amoureuse.
Michel Franco a lui-même écrit le scénario de « Memory ». La genèse de cette histoire est née d’une simple idée : lors d’une réunion d’anciens élèves, un homme suit une femme jusque chez elle sans savoir qui elle est, ni pourquoi il agit ainsi. C’est cette intention qui a intéressé le scénariste et cinéaste. Il a donc débuté son écriture par cette scène, tout en s’interrogeant sur la personnalité de ces deux personnages qu’il pensait perturbés, fracturés pour des raisons qu’il n’avait pas encore imaginées. Pour lui, cet homme et cette femme se rejoignent sur un autre point : leurs familles doutent d’eux, et cela pour des raisons différentes.
Nous retrouvons dans cet opus des préoccupations fréquentes du cinéaste, comme les secrets de famille, qui dénaturent les liens avec les proches et annihilent la personnalité de ceux qui sont directement touchés. Les silences sont toujours lourds de conséquence, entraînant une nocivité pour la santé morale et psychique de ceux qui les subissent. La rencontre entre ces deux individus, leur connivence naissante, jusqu’à leur relation amoureuse, poussent leurs proches à réagir, à perturber et briser ces non-dits qui accablent Sylvia et Paul. Michel Franco confie à « Tempus magazine » : « J’aime cette zone grise où la dynamique familiale se déplace. Je trouve très intéressant et déchirant de voir comment parfois les êtres chers essaient de protéger quelqu’un, et ils finissent par faire plus de mal, comme le frère de Saul lui fait ». Ce qui est très étonnant chez Michel Franco, c’est qu’il peut sans problème retravailler ses personnages tout au long du tournage, tout en collaborant avec ses comédiens. Il n’hésite pas à réécrire des scènes, en s’harmonisant avec ce qui se passe sur le tournage. Précisons que ce cinéaste tourne toujours ses films chronologiquement, parce qu’il monte son film sur le plateau, jour après jour, avec son monteur Oscar Figueroa. Comme l’explique son directeur de la photo Yves Capa, Michel Franco aime travailler avec une « envie de découpage très dépouillé, de longs plans uniques importés immédiatement du plateau vers la timeline par le DIT et mis immédiatement à disposition du monteur Oscar Figueroa, présent sur le plateau, dans un processus où tournage et montage s’effectuent en direct. Une méthode qui lui permet de valider ses choix de découpage, ou parfois pour certaines scènes de s’imposer une autre position de caméra, un plan en plus, ou même parfois un reshot » (afc cinéma). Il y a toutefois quelques scènes d’un nombre très limité qui n’ont pu être tournées chronologiquement, comme celles du métro où, le dernier jour de tournage, l’équipe s’est engouffrée sans autorisation de filmer (ce que font souvent les films aux budgets plus réduits) pour tourner ces instants « volés », mais malgré tout souvent tolérés puisque fermer un métro à New York est rarement accepté.
Michel Franco parle longuement du scénario avec ses comédiens, sans leur imposer la manière dont ils doivent incarner et jouer leur personnage. Il dirige a minima ses acteurs et leur demande de proposer de quelle façon ils désirent interpréter une scène, pour que lui et son directeur de la photo optent pour un cadre qui conviendra le mieux à cette proposition. Chacun s’adapte aux autres : rien n’est véritablement fixé à l’avance. Notons que Michel Franco estime que son directeur de la photographie, avec lequel il a tourné six films, est son co-réalisateur. Même si Yves Cape ne s’occupe pas du jeu des comédiens, il est l’auteur de multiples suggestions quant au cadrage, aux angles choisis, et s’approprie avec célérité tout changement scénaristique ou contextuel. Yves Cape explique dans une interview pour « Leitz-ciné » : « Avant chaque film, nous prenons deux semaines pour lire le scénario ensemble. Dans les premiers films, nous faisions également une liste de plans sommaire, mais nous ne le faisons plus. Maintenant nous arrivons sur le plateau avec une idée approximative, nous regardons les acteurs, puis nous décidons de ce que nous faisons. (…) Nous essayons toujours de faire chaque scène en un seul plan. Je n’aime pas appeler ça une séquence de plan parce qu’ils ne sont pas si longs. Mais nous essayons de trouver le meilleur cadre pour la scène et de tout faire à partir de là ». En terme de simplicité, le directeur de la photo explique qu’il travaille depuis déjà plusieurs années avec un ensemble de procédés d’éclairage réduit à l’essentiel, sans surcharges inutiles, grâce aux caméras numériques et aux LED. Donc une lumière au minima. Il confie sa manière de travailler à « afc cinema » : « Je n’emporte que des sources très douces, très légères, qui ne nécessitent pas de générateur. J’emploie des sources LED très simples à installer qui me permettent de m’adapter à chaque situation. (…) J’arrive à un stade où seule cette sorte d’improvisation sur le tournage me motive ». Il ajoute : « Je me cantonne souvent à une focale, autour du 40 mm suivant la taille du capteur. C’est vraiment mon optique de prédilection. (…) J’accorde beaucoup d’importance à la distance à laquelle je filme les acteurs, je pense que c’est important pour eux comme pour moi de sentir notre présence, mais pas trop. (…) Les comédiens se sentent libres, ils peuvent bouger, et je les cadre comme à travers mon propre œil » (afc). Précisons que Michel Franco est exigeant sur certains points : « Les comédiens sont souvent au centre du cadre, jamais de plongée ou contre-plongée pour éviter les déformations des décors. Beaucoup de travellings mais sans bras de dolly. Juste un simple chariot ». Tous ces détails témoignent d’un processus de travail bien particulier, auquel les deux compères s’attèlent maintenant depuis de nombreuses années.
« Memory » est un film écrit et réalisé avec une subtilité à la fois délicate et lucide. La mémoire, qui se fonde sur l’identité personnelle de chacun, est traitée avec finesse à travers les personnages de Sylvia et Saul. Elle est la substance même de ce qui les constitue, sensible et troublante, parfois déconcertante. Elle va et vient, s’immisce au sein de nombreuses fêlures, devient lumière ou ténèbres. Nos deux personnages peuvent se heurter à des situations difficiles, embarrassantes, déchirantes, mais leur rencontre va leur permettre d’aller courageusement braver la vie, parce qu’ils sont ensemble, unis par un lien amoureux qui les réconforte, qui les apaise. Le partage est beau, sensible, et nous touche profondément.
Réalisation : Michel Franco / Scénario : Michel Franco / Photographie : Yves Cape / Montage : Oscar Figueroa et Michel Franco / Costumes : Gabriela Fernandez / Décors : Claudio Ramirez Castelli / Production : Teorema, High Frequency Entertainment, Mubi, Screen Capital, Case Study Films / Casting : Jessica Chastain (Sylvia), Peter Sarsgaard (Saul), Brooke Timber (Anna), Merritt Wever (Olivia), Elsie Fisher (Sara), Jessica Harper (Samantha), Josh Charles (Isaac), Blake Baumgartner (Ashley) / Sortie France : 2024
Peintre immensément célèbre sur sa terre natale, la norvégienne Harriet Backer nous est en France totalement inconnue, alors qu’elle fut une artiste femme éminemment marquante au sein de sa patrie, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
Le Musée d’Orsay nous permet pour la première fois de découvrir cette artiste, à travers une exposition de grande ampleur nous présentant une femme peintre qui a su imposer son talent malgré une prévalence masculine dans le milieu artistique de l’époque. Fi de l’inégalité des sexes. La Norvège va voir s’imposer une femme qui se battra toute sa vie pour une vision artistique singulière, mais aussi pour une sororité sans failles, luttant avec intelligence pour son art et la position des femmes.
Après avoir suivi, dès 1860, un enseignement non mixte de cours de peinture, Harriet Backer va très vite partir voyager, arpentant de nombreuses villes européennes, où elle forgera son apprentissage de l’art antique, de la Renaissance…, en reproduisant les toiles des maîtres anciens, jusqu’en 1874 où elle s’installe à Munich. Ces pérégrinations vont lui permettre de croiser d’autres femmes scandinaves artistes qui, elles aussi, voyagent et s’initient aux différents mouvements artistiques, tout en se liant d’une amitié solide avec leurs consoeurs. Mais c’est à Paris, où elle s’installe en 1878, qu’elle élira domicile durant une dizaine d’années. Entre Munich et Paris, des cercles d’artistes septentrionaux s’unissent, et créent un lien inaltérable entre ces femmes courageuses et engagées, qui n’ont d’autres choix que de se battre pour garder une liberté bien difficile à acquérir dans ce monde où les hommes dominent la sphère artistique. C’est en 1880 qu’un de ses tableaux, « Solitude », va être exposé au Salon de Paris, où elle reçoit un diplôme (mention honorable). Mais le plus grand bouleversement qu’Harriet Backer va artistiquement vivre, c’est la découverte de l’impressionnisme. C’est pour elle un choc pictural et émotionnel d’une force incroyable, qui va faire évoluer sa propre touche, son esthétique via son travail sur la lumière et la couleur. Comme elle l’exprime elle-même : « L’impressionnisme (…), avec ses plus grands maîtres, a renforcé ma foi » ; « Je pense que Monet est vraiment le maître de ce mouvement artistique ; il y a tant d’air, de lumière, de distance et d’effets décoratifs dans ses peintures » (Beaux Arts). Les variations de lumière vont transpercer ses intérieurs. Car Harriet Backer aime profondément peindre des intérieurs, que ce soit dans des appartements, dans des maisons campagnardes ou bien même dans des édifices religieux, et cela à travers un large champ visuel. Et ce sont essentiellement des femmes qu’elle peint, elles qui sont souvent astreintes à vivre enfermées, à faire les tâches ménagères ou bien, pour les plus privilégiées, à lire ou jouer du piano. Elle les peint avec respect, durant des moments paisibles, ou encore lorsqu’elles se réfugient dans leurs pensées. On ressent la considération que l’artiste manifeste à leur égard. Cependant, ce qui prévaut dans son attirance visuelle lorsqu’elle peint des intérieurs, ce sont les couleurs et la puissance de la lumière qui s’infiltre dans une pièce. La fenêtre est par conséquence un motif itératif dans sa peinture, la source d’où jaillit cette lumière qui envahit une pièce. Harriet Backer happe alors l’atmosphère qui en émane. Elle confie : « J’ai eu beau me promettre d’arrêter de peindre des intérieurs (…), dès que j’entre dans un endroit où il y a des meubles de ferme ou des murs brillants dans les tons bleus ou rouges, où la lumière pénètre par la fenêtre ou par la porte ouverte, je me retrouve devant une toile ». Tout au long de l’exposition, nous sommes submergés par la vision harmonieuse de couleurs profondes qui reçoivent les rayons lumineux, leurs multiples variations. Comme le stipule l’intitulé de l’exposition, il réside dans la peinture d’Harriet Backer une musique des couleurs. La musique est au centre de la réflexion de l’artiste, de par son éducation et sa vie de famille, mais aussi par sa manière de poser ses nuances colorées sur la toile. La famille de l’artiste était une famille de musiciens. Sa sœur, Agathe Backer Grondhal, fut une illustre pianiste en Norvège. Harriet Backer jouait elle-même du piano et a peint de nombreuses toiles où l’on joue de la musique. Sa touche est libre et vibrante. Elle fait frémir les couleurs, comme résonnent des notes de musique. En 1924, la peintre déclare : « Avec une composition rigoureuse, chaque grain de couleur se trouve au bon endroit. Dans une constellation inaltérable, ces couleurs se tiennent telles les étoiles dans le ciel dans leur constellation stellaire, et se saluent. Comme des accords musicaux sonnant en parfaite harmonie, dans une interaction coloristique ».
Harriet Backer résidera à Paris une dizaine d’années aux côtés de Kitty Kielland qu’elle a rencontré à Munich. Ces deux femmes peintres et passionnées ne se quitteront plus. Elles s’adorent et partagent tout. En 1888, l’artiste rentre dans son pays natal et élit domicile à Christiania (Oslo). L’été, elle part à Eggedal où elle peint des paysages, motif plus rare dans son œuvre. Elle avait déjà, en 1886, partagé avec son cercle amical munichois, l’été de Fleskun. Ce fut une expérience marquante de la peinture norvégienne (néoromantisme national). Harriet Backer plonge aussi son regard dans la sphère religieuse, s’évertuant à saisir la structure architecturale envahie par les effets de lumière qui réfléchissent les intérieurs des édifices religieux, les habillant d’une atmosphère particulière que les rayons du soleil transcendent. Les églises qu’elle choisit de peindre sont spécifiquement très anciennes, et d’un style purement norvégien.
En 1891, l’artiste décide de créer une école mixte de peinture où elle forme et encourage ses élèves à développer et exprimer leur propre vision artistique. Toujours animée d’une liberté sans faille, elle milite pour la cause féministe et intègre l’Association norvégienne pour les droits des femmes en 1889, que son amie Ragna Nielsen a créée. Harriet Backer sera reconnue de son vivant et deviendra un membre du Comité d’acquisition de la Galerie Nationale de Norvège, où elle défendra une nouvelle génération d’artistes. Elle recevra aussi le soutien d’un collectionneur d’importance, Rasmus Meyer, qui fut le mécène d’Edvard Munch.
Vers 1910, Harriet Backer va s’intéresser aux natures mortes, enserrant son regard sur une profusion de motifs puissamment colorés. Son nuancier de couleurs est flamboyant, d’une richesse surprenante. Nous découvrirons alors qu’à la fin de sa vie, l’artiste a aussi peint des vues extérieures, alors qu’elle les réalise à partir de chez elle, en regardant par sa fenêtre ou son balcon. Le motif de la fenêtre reste une source essentielle, pour encore et toujours travailler la lumière et ses différentes variations.
Harriet Backer s’est nourrie de sa peinture pour réaliser une œuvre unique, d’une liberté et d’une modernité dont elle ne s’est jamais départie. Loin des conventions académiques, elle a créé son style propre, et s’est focalisée sur la lumière et la couleur, pour susciter cette « impression » que ses toiles reflètent. Elle fut une artiste persévérante, qui peignait lentement, minutieusement, quitte à retravailler encore et encore ses peintures. Elle ne faisait jamais d’esquisses ou croquis préparatoires. Elle s’attaquait directement à sa toile. Elle fut aussi une amie chère, prête à tout pour ces artistes femmes qu’elle rencontra au gré de ses voyages, et qui restèrent des proches jusqu’au bout. Lutter pour son libre arbitre et celui des femmes, pour une liberté que personne ne put lui arracher, voilà ce qui lui permit de se tracer un beau chemin et de devenir une femme importante dans son pays, la Norvège, qui la consacra avec respect. Lorsqu’elle eut 85 ans, les norvégiens firent une grande marche en son honneur. Elle laissa à sa nation une trace indélébile et il est temps que nous découvrions cette artiste talentueuse hors de ses frontières.
Stéphane Braunschweig dévoile sa nouvelle création au sein du Théâtre de l’Odéon, lieu emblématique dont il assura la direction durant huit années, avant de décider de passer le flambeau à Julien Gosselin il y a quelques mois de cela. Il nous présente « La Mouette », d’Anton Tchekhov, qu’il a déjà eu l’occasion de mettre en scène il y a une vingtaine d’années.
Stéphane Braunschweig est un amoureux de Tchekhov, dont c’est la quatrième mise en scène à laquelle il se consacre. Il explique son attachement à l’auteur : « Tchekhov est vraiment l’un des auteurs dont je me sens le plus proche. Notamment parce qu’il porte un regard assez clinique sur ses personnages. On dit qu’il ne les juge pas. En effet il ne pose pas de condamnations morales sur eux, il cherche toujours à les comprendre. Et pourtant il ne les épargne pas (…). Et puis il s’agit d’un théâtre profondément existentiel qui parle de la question de l’espoir, de la jeunesse, de la façon dont on peut vivre le présent » (La terrasse).
Cette nouvelle mise en scène place en premier lieu le spectateur devant un immense rideau de fer beige clair où seule une porte fermée nous interpelle. L’ensemble est froid et laisse une large bande, très peu profonde, pour que des individus puissent s’y mouvoir. C’est pourtant dans ce petit espace, sans la moindre perspective, que nous allons faire connaissance avec plusieurs personnages, qui s’introduisent soit par la salle où nous nous trouvons, en la traversant et en montant sur scène par des escaliers, soit par les coulisses du devant de la scène. Il n’y a donc d’abord aucune information visuelle par l’entremise du décor. Arrivent alors Macha (Boutaïna El Fekkak) et l’instituteur Medvendenko (Jean-Baptiste Anoumon) qui en est amoureux (seulement Macha aime Kostia). Puis entrent sur le devant de la scène le jeune Konstantin Treplev, surnommé Kostia (Jules Sagot), accompagné de son oncle Sorine (Jean-Philippe Vidal), à la retraite dans cette grande propriété où il s’ennuie. Nous apprenons dès lors que ce domaine est à la campagne, près d’un lac, et que Kostia attend l’arrivée de la jeune comédienne Nina, dont il est amoureux, pour que la pièce de théâtre qu’il a écrite soit jouée, puisqu’elle en est l’héroïne. Il appréhende le jugement de sa mère Arkadina, comédienne reconnue, femme égocentrée qui arrive elle aussi sur le plateau accompagnée de son amant Trigorine, un écrivain célèbre. Mais ce dernier finira par courtiser Nina… Apparaîtront aussi le Docteur Dorn (Sharif Andoura), Paulina et Chamraïev (les parents de Macha).
Tous ces personnages se retrouvent sur le devant du plateau, prêts à voir la pièce de Kostia Treplev qui veut présenter « des formes nouvelles », où la jeunesse russe pourra se retrouver.
Nina finit par arriver. Le spectacle peut commencer. Et le rideau se lève enfin, sur un paysage désenchanté, qui se révèle être le décor de la pièce de Treplev. C’est une atmosphère de désolation qui s’offre à nous, où la scène est sombre, desséchée, en ruines, habitée par une carcasse de bateau, des pierres… Le monde qui s’ouvre à nous, et aux hôtes du domaine, est délabré. Seules les mouettes, dans leur envol, procurent des nuances blanches et éclatantes, en contraste avec la dévastation environnante. Les spectateurs de la pièce de Kostia sont invités à s’allonger, pour découvrir le monologue de Nina qui, au centre de la scène, vêtue d’une sorte de combinaison d’un blanc clinique a l’instar de celles utilisées dans des zones polluées, s’élève vers les cintres de l’espace scénique. Elle prend son envol et déclame haut et fort un texte abordant l’extinction des espèces, l’anéantissement de la vie sur cette terre, la détresse de l’humain…
L’écriture du jeune dramaturge tend à secouer les spectateurs, ses aînés, à provoquer un choc. Et afin d’accentuer l’alerte de Kostia sur cet effondrement, le metteur en scène a interverti le processus du « théâtre dans le théâtre » : « J’ai eu envie de partir de cette vision de Treplev, comme si c’était dans ce cadre-là que l’on jouait toute la pièce de Tchekhov. J’ai procédé, mentalement et scénographiquement, à une sorte d’inversion. Au lieu de jouer la petite pièce de Treplev au sein de la grande pièce de Tchekhov, je me suis dit que l’on pourrait jouer la pièce de Tchekhov dans le décor imaginé par Treplev – pour que, au lieu d’être oubliée ou refoulée, cette vision de Treplev reste présente, en rémanence » (Entretien dans le Livret édité par le Théâtre de l’Europe – Odéon).
Le questionnement de la jeune génération est mis en exergue et fait amèrement écho aux désastres environnementaux, aux enjeux écologiques auxquels nous faisons face. Face à leurs aînés, et donc à ces générations qui leur ont laissé cet héritage, Kostia et Nina luttent, par l’intermédiaire de l’art, pour incarner cette jeunesse d’esprit qui n’a pas encore perdu tout espoir.
Stéphane Braunschweig, en 2001, avait déjà mis en scène « La Mouette » au Théâtre National de Strasbourg, où il avait « beaucoup travaillé sur la question d’une communauté soudée par l’amour du théâtre » (La Terrasse). C’est donc avec une perception distincte, même si « cette réflexion sur la nécessité de l’art est toujours présente », qu’il a décidé de la remonter en 2024, pour poser un regard neuf, et de nouvelles interrogations ancrées dans notre époque : « Il s’agit plutôt de faire porter l’interrogation sur la jeunesse, confrontée à une génération qui, a l’instar d’Arkadina, la mère de Treplev, « ne pense jamais ni à la vieillesse ni à la mort » et se pose comme règle de « ne jamais regarder dans le futur ». La pièce de Treplev pose la question de ce qu’est avoir 20 ans dans un monde où l’avenir apparaît si noir » (Livret Odéon). Il évoque de surcroît dans un entretien à Radio France : « Quand je remonte « La Mouette » aujourd’hui, j’ai une vision très différente des relations homme/femme qui sont dans la pièce par exemple. On peut les relire complètement différemment, et les relire en prenant aussi le point de vue des femmes ». De plus, Stéphane Braunschweig a tenu à insérer le tutoiement pour contemporanéiser les relations entre ces personnages qui s’aiment, se rejettent, s’étreignent… Toute cette relecture de la pièce s’est construite au fil des répétitions, grâce au travail des comédiens qui amènent leur émotivité, leur ressenti, leurs préoccupations, pour nourrir la vision de leurs personnages.
Anton Tchekhov amène une dimension symbolique en titrant sa pièce « La Mouette », bel oiseau volant près du lac où les personnages évoluent. Nina s’y identifie : « Je suis très attirée par le lac comme si j’étais une mouette » (Acte I). Elle est, comme la mouette, éprise d’une liberté à laquelle elle tentera d’accéder. Mais Konstantin tue la mouette et l’écrivain Trigorine désire qu’on l’empaille. Cependant Nina quitte cette campagne pour tenter sa chance ailleurs, là où elle désire devenir une bonne actrice. Le choix de cet oiseau blanc, symbole de pureté, nous ramène à son désir de liberté, d’envol. De surcroît, « le nom qui le désigne en russe suggère les idées d’espoir fragile, d’attente de l’avenir, de besoin d’illusion, avec risque de déception, de désillusion » (Comptoir littéraire).
Ce qui captive Stéphane Braunschweig, c’est que la pièce de Tchekhov s’intéresse aux comédiens, aux écrivains, au théâtre, aux « nouvelles formes » d’écriture, si utiles pour questionner la fonction même du théâtre à travers les circonstances maussades et angoissantes du monde actuel, tant au niveau social qu’environnemental, ou encore politique. La vision de la jeunesse et ses interrogations sur l’état du monde, hérité des générations précédentes, habitent cette nouvelle mise en scène qui nous propose une réflexion sur l’essence et l’existence, sur les possibles dans un monde où l’aléatoire et l’hypothétique dominent, où le désenchantement peut nous meurtrir.
Ce nouveau regard de Stéphane Braunschweig sur « La Mouette » délivre à la pièce une dimension contemporaine, en lien avec nos sociétés, à travers une scénographie propice à l’atmosphère désenchantée qui y règne.
Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig / Traduction : André Markowicz et Françoise Morvan / Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou / Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel / Costumes : Thibault Vancraenenbroeck / Lumière : Marion Hewlett / Son : Xavier Jacquot / Maquillage, coiffures : Emilie Vuez / Assistant à la mise en scène : Jean Massé / Réalisation du décor : Atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe / Avec : Sharif Andoura (Dorn), Jean-Baptiste Anoumon (Medvedenko), Boutaïna El Fekkak (Macha), Denis Eyriey (Trigorine), Thierry Paret (Chamraïev), Eve Pereur (Nina), Lamya Regragui Muzio (Paulina), Chloé Réjon (Arkadina), Jules Sagot (Treplev), Jean-Philippe Vidal (Sorine) / Créé le 7 novembre 2024 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Le réalisateur prolifique François Ozon nous présente son 23ème film, « Quand vient l’automne », dont les héroïnes sont deux femmes âgées, sœurs de cœur, dont la retraite paisible au sein d’un petit village bourguignon est tranquillement rythmée par une douce et sereine quotidienneté, du moins en apparence.
Le film s’ouvre sur le personnage de Michelle (Hélène Vincent), qui vit en toute quiétude dans une jolie maison campagnarde, occupant son temps à faire son jardin, aller à l’église, cuisiner, boire un café avec son amie Marie-Claude (Josiane Balasko), se promener dans les bois, lire… et à l’occasion conduire son amie à la prison, où Vincent (Pierre Lottin), le fils de Marie-Claude, est incarcéré pour des actes dont on ignore le fondement.
L’automne et ses couleurs chaudes envahissent l’écran. La Toussaint approche, moment tant attendu par Michelle puisque sa fille Valérie (Ludivine Sagnier) doit lui rendre visite pour lui laisser son petit-fils Lucas durant les vacances. Pour faire un bon repas à sa petite famille, Michelle part le matin même ramasser des champignons dans la forêt avec Marie-Claude, comme elles en ont l’habitude.
L’arrivée tardive de Valérie s’apparente à un ouragan. Dès qu’elle descend de la voiture, on ressent chez la jeune femme une rage envers sa mère, une colère qu’elle doit porter depuis bien longtemps. Alors que Lucas est immédiatement câlin avec sa grand-mère. Ces deux-là ont l’air de partager une belle complicité. Les tensions mère-fille sont flagrantes tout au long du repas. Seule Valérie va manger la fricassée de champignons que Michelle a cuisiné, le jeune Lucas disant ne pas les aimer, et Michelle n’ayant plus faim après tant de dissensions avec sa fille… Et le drame surgit. Valérie doit être emmenée d’urgence à l’hôpital pour une intoxication alimentaire. Elle en ressort indemne mais éclate de façon très violente, accusant sa mère soit d’avoir voulu la tuer, soit d’être trop négligente et donc indigne de confiance pour garder Lucas.
Est-ce un défaut d’attention sur la venimosité des champignons ? Est-ce un acte manqué, traduisant une volonté inconsciente de faire du mal à sa fille ? Même Michelle se pose des questions sur son état mental, alors qu’elle interroge son médecin. Mais son entourage amical et médical la rassure. Ce n’est qu’un accident qui arrive finalement assez fréquemment. Mais ce n’est pas tant l’empoisonnement de sa fille qui la perturbe, mais plutôt la perspective de ne plus jamais voir Lucas. Dès lors le trouble va peu à peu s’installer quant à la personnalité de cette charmante vieille dame, le film distillant au fur et à mesure des évènements une confusion délétère.
Le point de départ de l’écriture de ce film est dû à un souvenir d’enfance de François Ozon. Sa grand-tante, à laquelle il tenait beaucoup, avait ramassé des champignons pour les cuisiner aussitôt, afin de régaler ses convives lors d’un repas de famille, où les parents du réalisateur étaient présents. François Ozon n’était pas là, mais ses parents lui avaient conté ce qui s’était passé. Tout le monde fut malade, et quelques-uns durent même être hospitalisés. Sa grand-tante fut la seule qui échappa à cette intoxication, puisqu’elle n’avait pas mangé de champignons. Cet évènement causa une grande émotion chez ses parents mais le jeune François, de son côté, trouva ce récit formidable. Il s’était alors imaginé que sa grand-tante avait tenté de liquider tout le monde. Dans une interview à la RTBF, le cinéaste raconte s’être souvenu de cette histoire, et de s’être posé cette question : « Est-ce qu’à chaque fois qu’on cuisine des champignons pour quelqu’un, on n’a pas envie secrètement de s’en débarrasser ? (…) En tout cas il y a toujours ce risque. Je suis parti de cette idée avec cette grand-mère bien sous tous rapports, à qui on donnerait le bon dieu sans confession, qui fait une plâtrée de champignons pour sa fille avec qui elle a des relations très compliquées, un peu toxiques ».
Au fur et à mesure que le récit avance, le cinéaste parsème quelques informations, tout en usant de nombreuses ellipses qui poussent le spectateur à s’interroger sur l’ambiguïté des personnages, qui parfois sont équivoques. François Ozon a d’ailleurs écrit son scénario, avec Philippe Piazzo, en l’articulant comme un puzzle. A nous d’en assembler les différents fragments afin d’imaginer notre propre perception des différents protagonistes. Le réalisateur s’amuse avec les non-dits, avec tout ce qui paraît implicite dans les dialogues de chacun et qui perturbe notre vision. Ajouté à cela, le cinéaste coupe sa caméra à des moments cruciaux, bouleversant ainsi de manière elliptique des actes fondamentaux pour la juste compréhension de l’ensemble. A nous de donner un sens personnel, à partir d’inévidences qui brouillent la vérité ou les vérités. D’ailleurs Michelle, alors qu’elle pourrait quelquefois avoir des informations éventuellement dérangeantes pour son bien-être, s’arrange pour les éluder et vivre plus sereinement. Comme le dit François Ozon : « Je voulais faire sentir toute l’ambiguïté du besoin de Michelle de revoir son petit-fils. Rien n’est totalement clair ou volontaire dans ses actes. Il y a des circonstances, de l’accidentel, de l’immanence » (Senioractu). Marie-Claude, elle, n’a pas la résistance mentale de son amie. Elle a de surcroît une certaine probité que l’on ne perçoit pas spécialement chez Michelle. Elle se prend la réalité frontalement, sans pouvoir s’en accommoder, jusqu’à la ressentir physiquement. Elle finira par plonger dans la maladie, ce qui n’est pas fortuit.
Parmi toutes les interrogations qui germent dans notre esprit, il y a évidemment l’accident mortel (ou meurtre ?) de Valérie, la place de Vincent dans la vie de Michelle qui l’accueille à bras ouverts en l’engageant pour travailler, afin de l’aider à sa sortie de prison. Nous finissons aussi par apprendre la profession qu’exerçaient les deux amies, créant un lien indéfectible entre ces deux femmes qui vieillissent l’une pas loin de l’autre. Ce qui explique de surcroît les conséquences que cela a pu avoir sur Valérie.
Le personnage que joue Pierre Lottin, Vincent, est énigmatique. François Ozon le décrit ainsi : « Il est à la fois très beau et inquiétant, il amène d’emblée de l’ambiguïté, une forme de duplicité. Je le trouvais parfait pour incarner ce garçon séduisant et dangereux, cet écorché vif dont on se dit qu’il peut vriller à tout moment » (Radio France). Sa mère, Marie-Claude, confiera sur son lit d’hôpital à sa grande amie, que son fils veut toujours faire le bien autour de lui, seulement il a plutôt tendance à échouer. Marie-Claude culpabilise beaucoup de n’avoir pas su éviter cela. Michelle, elle, la rassure en lui disant que le plus important, c’est d’avoir voulu faire le bien. Nous voyons bien à quel point le point de vue de chacune manifeste insidieusement un parti pris moral. La frontière entre le bien et le mal habite le film, les personnages doivent faire face à des cas de conscience que chacun aborde différemment. De plus, François Ozon a décidé de faire apparaître physiquement à l’écran le fantôme de Valérie à sa mère. Le questionnement sur la culpabilité s’insère alors par cette présence qui jaillit prestement et dont le regard est profond.
Le cinéaste évoque le romancier Georges Simenon dans son interview à la RTBF : « J’ai beaucoup pensé à Simenon dans la description d’une petite ville, une atmosphère provinciale où tout paraît à peu près normal et paisible en apparence. Mais derrière les rideaux, il y a quelque chose qui se passe. Et puis j’aime bien dans les romans de Simenon aussi, le fait que l’intrigue policière, elle est là, mais elle est secondaire. Ce n’est pas ça qui l’intéresse, ce n’est pas la résolution. Ce qui l’intéresse, ce sont les rapports entre les personnages, la psychologie et puis la description des liens souvent très névrotiques, tordus » (RTBF). Ces liens, qui établissent des relations multiples, de nature hétéroclite, personnalisent chaque personnage, et cela sur fond de polar. Sophie Guillemin joue une gendarme perplexe, et viendra au domicile de Michelle, bien après la mort de Valérie, pour reposer quelques questions qui la taraudent. Mais elle va se retrouver en présence d’une « famille recomposée », heureuse d’être liée par un bien-être qu’ils souhaitent bien préserver.
Le film débute et se termine en automne, sous les magnifiques couleurs chamarrées du directeur de la photographie Jérôme Alméras, dans une nature omnicolore, où les champignons s’affilient à la vie mais aussi à la mort. La patente sérénité de cette belle saison est troublée par la mort, par l’ambiguïté des physionomies mentales des protagonistes. Ce n’est pas un hasard si François Ozon a choisi l’automne, qui est une « saison de métamorphoses », d’une splendeur bigarrée, aux couleurs chaudes et tranquillisantes. Michelle, elle, dans un mode allégorique, disparaîtra et fusionnera avec cette nature automnale.
François Ozon a choisi de filmer deux femmes d’un âge avancé, au passé commun, qui ont tant partagé que le lien paraît inébranlable. Elles partagent maintenant un apaisement au sein d’une nature magnifique, au rythme d’une vie adoucie. Mais qu’en est-il pour Valérie et Vincent ? Comme l’explique le cinéaste, « le passé de Michelle et de Marie-Claude est un caillou dans les chaussures de leurs enfants » (Radio France). Pourtant les réactions de chacun vont prendre des orientations bien dissemblables, au point de bouleverser notre point de vue. Les évènements et la singularité de chacun vont nous bousculer, avec étrangeté et parfois inquiétude. La raison humaine et la morale sont au cœur des interrogations du spectateur. « Quand vient l’automne » est une œuvre troublante, organique et psychologique, déséquilibrée, désordonnée.
Réalisation : François Ozon / Scénario : François Ozon, avec la collaboration de Philippe Piazzo / Photographie : Jérôme Alméras / Son : Brigitte Taillandier / Décors : Christelle Maisonneuve / Costumes : Pascaline Chavanne / Montage : Anita Roth / Musique : Evgueni et Sacha Galperine / Distribution : Hélène Vincent (Michelle), Josiane Balasko (Marie-Claude), Ludivine Sagnier (Valérie), Pierre Lottin (Vincent), Garlan Erlos (Lucas), Sophie Guillemin (Capitaine de police), Malik Zidi (Laurent) / Production : François Ozon / Société de production : FOZ / Société de Distribution : Diaphana Distribution / Sortie France : 9 septembre 2024
Le Musée Maillol met à l’honneur une exposition consacrée aux photographies de l’artiste new-yorkais Andres Serrano, intitulée « Portraits de l’Amérique », alors que les Etats-Unis sont actuellement confrontés à un rude combat électoral qui inquiète et interroge notre monde.
Andres Serrano est un artiste né en 1950 à New York, qui vécut et grandit avec sa mère à Brooklyn. Depuis maintenant une quarantaine d’années, il observe, essentiellement par le biais du portrait, ses congénères sans jamais émettre le moindre jugement, et cela à travers d’innombrables visages étasuniens, quelles qu’en soient les multiples divergences et les origines sociales.
89 photographies jalonnent un parcours non chronologique, parsemé d’œuvres extraites de nombreuses séries qu’Andres Serrano a créées depuis la fin des années 80 : « Natives Americans » (1996), « Nomads » (1990), « America » (2001–04), « The Klan » (1990), « Residents » (2014), « Torture » (2015) , « The Morgue » (1992), « The Robots » (2022)… Il aborde ainsi, à travers une multiplicité de portraits, l’éclectisme d’une société pluraliste où les extrêmes se côtoient. Les thèmes évoqués traitent du racisme, de la précarité, de la violence, de la religion, du puritanisme, du sexe, de la mort, des sans-abris… Andres Serrano explique ce choix du portrait, qu’il travaille depuis de nombreuses décennies : « Le thème qui revient dans toute mon œuvre, c’est l’idée du portrait. Que ce soit un individu, un lieu ou un objet, c’est toujours un portrait. Je me suis toujours dit que mon œuvre était ouverte à l’interprétation. Cela peut être un portrait de ce qu’on peut prendre comme quelque chose qu’il ne faudrait pas photographier, comme la mort, ou quelque chose avec lequel on a un problème, comme Donald Trump ou le Ku Klux Klan. J’aime regarder les choses de façon impartiale. Je suis curieux et je pense que mon public est curieux, donc je photographie sans jugement. Le seul jugement que j’ai, c’est un jugement esthétique. J’essaie de faire des photos qui sont belles, qui ont une belle composition, une bonne lumière, un bon éclairage. Je veux que le sujet, quel qu’il soit, apparaisse bien. Mon désir n’est pas de condamner César, peu importe qui est César, mais d’honorer César » (Radio France). Ainsi chaque portrait, réalisé en très grand format et en couleurs, magnifie les visages, les objets. Chaque sujet prend corps dans un immense espace que l’artiste qualifie d’œuvre d’art, apparentant ses photographies à des tableaux. La formation initiale d’Andres Serrano n’est pas la photographie. A l’âge de 17 ans, il est entré à la Brooklyn Museum Art School afin d’y étudier la peinture et la sculpture. Sa période de prédilection reste la Renaissance et celui qui l’a le plus influencé se nomme Marcel Duchamp. Andres Serrano refuse d’être qualifié de photographe : il dit être « un artiste avec un appareil photo ». Il prend rarement ses photographies à l’extérieur. Il préfère créer ses œuvres en studio, où il privilégie son travail sur la couleur, le clair-obscur, la lumière, a l’instar d’un artiste peintre. D’où ce lien avec l’art pictural.
L’exposition « Portraits de l’Amérique » s’ouvre et se conclut sur deux drapeaux des Etats-Unis. Le premier, « Old Glory » est fortement endommagé, déchiré, et le second, « Blood on the Flag » est maculé de sang. L’artiste en parle dans son entretien avec Elie Barnavi, où il explique qu’« Old Glory » est un terme datant de la fin du 19ème siècle qui désignait le drapeau américain : « il est abîmé, battu par le soleil et par le vent, il est en lambeaux. Pour moi, c’est un symbole de l’Amérique, parce que la réputation de l’Amérique est en lambeaux. La démocratie est en lambeaux. Le sang qui tâche le drapeau (ultime portrait de l’exposition), c’est celui du 11 septembre » (Livre de l’exposition : « Andres Serrano Portraits de l’Amérique », Tempora). Une fois passé « Old Glory », nous découvrons des portraits d’Amérindiens vêtus d’habits traditionnels, issus de la série « Natives Americans » (1996). Dès lors nous identifions la référence au travail du photographe Edward Sheriff Curtis (1868 - 1952), « The North American Indian ». Les portraits sont sublimés, esthétisés, impressionnants. Puis vient la série « America », qui capte les visages de citoyens étasuniens issus de milieux hétéroclites, que l’artiste a pris après les attentats du 11 septembre. Nous y voyons la célèbre photographie de Donald Trump, prise en 2004, figure déjà emblématique, symbolisant le rêve américain. Nous retrouverons deux autres éléments sur Trump, à la fin de l’exposition : l’installation « Trumperies » (2019) élaborée à l’aide d’artefacts qu’Andres Serrano a recherché et acheté, ainsi que le film « Insurrection » (2022), que l’artiste a monté à partir de scènes tournées lors de l’assaut du Capitole par les partisans de Trump. Même si Andres Serrano n’émet aucun jugement, on le sent troublé. L’appréhension est bien présente.
Les marginaux et les exclus nous font honneur de leur belle et touchante présence dans deux séries, réalisées à deux époques différentes. « Nomads » (1990) représente des portraits de sans-abris, aux antipodes de l’American dream. Andres Serrano pénètre dans le monde des oubliés, des délaissés, de la pauvreté. Il veut leur rendre une dignité et une humanité que plus personne ne leur accorde depuis longtemps. Et il cite leurs noms : il les fait exister, pour ne plus être invisible. Il transcende leurs habits souillés, délabrés, disgracieux. L’artiste leur procure ainsi une grâce comme peut la transmettre une composition picturale. Il consacrera de nouveau, en 2014, une série aux homeless : « Residents of New York ». En arpentant le métro et les avenues newyorkaises, il va proposer une fois encore à des sans-abris de poser pour lui, en les rémunérant. Dans son entretien pour le Musée Maillol, il rajoute : « Ce travail a été inspiré par E. Curtis et ses portraits monumentaux d’Amérindiens. Curtis travaillait avec une toile de fond. C’était une installation en studio, même s’il voyageait à travers le pays en wagon ». Nous voyons combien Curtis a été une influence pour Andres Serrano. Il aime à rappeler son admiration pour son travail. En écho à cette série, nous nous retrouvons face à une multitude de cartons accrochés sur un vaste pan de mur, intitulé « Signs of the times ». L’artiste a acheté ces cartons aux sans-abris (50 dollars pièce) parce qu’ils condensent un ressenti, une émotion, un constat bouleversant de ce que vivent ces individus que personne ne regarde. Ces éclats de vie brisée sont résumés en quelques mots, mais aucun ne ressemble à un autre. Lorsque nous les lisons, nous plongeons quelques secondes dans des existences miséreuses. Ce sont leur vécu, leur détresse, leur histoire.
Et puis en déambulant de salle en salle, nous nous retrouvons face à « The Klan » (1990). Ces photos sont à la fois belles et traumatisantes. Leur esthétisme peut choquer. Mais c’est le désir d’Andres Serrano : sublimer ses modèles et laisser le spectateur réagir, prendre parti. Comme le dit Michel Draguet, commissaire d’exposition de « Portraits d’Amérique » : « L’histoire de l’Amérique est consubstantielle à la violence ». Et cette violence est intrinsèquement présente dans le travail de Serrano. Signalons que l’artiste, d’origine hispanique, a lors d’un rassemblement du KKK en Géorgie, ressenti beaucoup de peur alors qu’une trentaine de skinheads l’ont pris à parti pour lui dire que sa présence était dangereuse pour lui-même, parce qu’il n’était pas blanc. Il quitta donc les lieux mais n’hésita pas à rencontrer ensuite des personnages importants du Ku Klux Klan, pour leur proposer de les prendre en photo, ce que certains acceptèrent. Notons par ailleurs que la photographie mise en exergue sur l’affiche de l’exposition est « Flag face », où un visage est recouvert d’un drapeau américain en forme de cagoule du KKK. Provocation ou interrogation ?
Lors de la réalisation d’une autre série, « The Hooded Men » (2015), l’artiste s’intéressera à quatre irlandais jadis violentés et humiliés par des militaires britanniques (1971), qu’il photographiera encagoulés afin de « montrer » des visages invisibles, signifiant ainsi que les actes de torture qu’ils ont subis ont totalement annihilé la notion même d’individualité. Seuls leurs noms nous seront confiés. Ici la fonction même de torture anéantit toute figure humaine. Andres Serrano a d’ailleurs élaboré une autre série, « Torture » (en collaboration avec a/political), qui portraitise des éléments de torture effroyables. Les armes à feu font elles aussi l’objet de photographies puissantes. La violence et l’intolérance raciale imprègnent ainsi régulièrement le travail de l’artiste.
Alors qu’il évoque la série « Infamous », sur l’iconographie suprémaciste d’artefacts qu’il a pu se procurer, il explique que c’est : « un certain regard sur l’histoire américaine. Ce ne fut pas toujours une belle histoire : la conquête, le meurtre des peuples qui vivaient sur ce continent, l’asservissement des Noirs, le tout au nom du progrès, de la civilisation, du « destin manifeste ». Non, l’Amérique n’a pas démarré d’un bon pied. Vous devez aussi vous rappeler que les Etats-Unis d’Amérique sont nés d’une révolution contre l’Angleterre. Ces origines troubles et violentes, ce sentiment de guerre civile, est toujours avec nous. Nous aimerions oublier tout cela, mais c’est impossible. La série « Infamous » est là pour nous rappeler que l’Amérique n’est pas la cité parfaite que nous voudrions croire » (Entretien avec Elie Barnavi). Andres Serrano nous présente son pays, auquel il est si attaché, en mettant en exergue toute sa complexité, toutes ses divergences. Quant à la religion, elle reste primordiale dans la vie de cet homme dont la foi chrétienne traverse régulièrement son travail. Il confie son attirance pour le sang et le corps du Christ qui a tant enduré d’épreuves dans une douleur extrême. La série « Bodily Fluids » (1986-90) est issue d’une expérimentation conceptuelle où Andres serrano a immergé, par exemple, un crucifix dans un récipient empli d’urine et de sang. C’est le « Piss Christ » de 1987 qui a d’ailleurs créé à l’époque un scandale tonitruant, alors que l’artiste affirme que son dessein était de représenter l’extraction des « fluides corporels » qu’a subi Jésus lors de son sacrifice. Il explicite l’inhumanité et la barbarie d’un supplicié. Au-delà de cette série, Andres Serrano a imprégné son œuvre de la Pieta, qui représente la Vierge portant le Christ sur ses genoux. Et la série « Holy Works » (2011) est aussi une réinterprétation d’images saintes. Fort de sa croyance, l’artiste a pu rencontrer le Pape François. Une de ses Pieta a d’ailleurs été intégrée à la Collection d’Art Contemporain du Vatican.
« Portraits de l’Amérique » est une magnifique exposition relatant quarante années du regard percutant d’Andres Serrano sur sa nation, qu’il aime profondément. L’homme se définit non comme un photographe, mais plutôt comme « un artiste conceptuel usant de la photographie comme véhicule de sa réflexion ». Il a constamment utilisé l’argentique et n’a absolument jamais retouché ses photographies. Sa perception visuelle est captivante, troublante, bouleversante tant il capte avec un intérêt passionnel et saisissant ses concitoyens, en soulignant les fêlures et les clivages de son pays. Le portrait est au centre de sa recherche artistique. Comme il l’exprime lui-même : « On pourrait dire que tout ce que je fais est un portrait et que tout portrait est un autoportrait ». Andres Serrano nous offre un concentré d’humanité qui nous happe avec fulgurance.
Le journaliste et romancier français Sorj Chalandon a imaginé la vie d’un jeune garçon, Jules, rescapé de la terrible mutinerie du Centre pénitentiaire pour enfants de Belle-Ile-en-mer, tragédie qui a réellement eu lieu dans les années 30.
Durant près d’un siècle, de 1880 à 1977, une colonie pénitentiaire située à Belle-Ile-en-Mer fut le cauchemar d’innombrables garçons mineurs, âgés de 12 à 21 ans, qui vécurent dans cette maison de correction de manière effroyable et révoltante, et ce avec l’approbation de la République française. Tous ces enfants étaient orphelins, ou abandonnés par leur famille, ou encore petites canailles qui commettaient des larcins pour survivre,… Ils représentaient ceux que personne ne désire accueillir, fréquenter, ou même rencontrer au coin d’une rue. Ils étaient donc envoyés là où ils ne gêneraient plus, dans ce que nous pouvons nommer un bagne lorsque l’on sait les sévices qu’ils ont subi. Ces jeunes gens travaillaient durement, sous la pression et la violence permanente de leurs geôliers. Eduquer et réadapter ces enfants à une vie sociale et sociétale n’était pas envisagée. La société n’en voulait pas, même lorsqu’ils n’avaient rien fait de grave. Ils furent juste des mômes délaissés, malmenés et oubliés.
Il était indispensable de rappeler ce fait historique pour comprendre ce jour terrible du 27 août 1934, jour de la mutinerie au sein de cette colonie pénitentiaire pour mineurs. Cinquante-six jeunes détenus se sont réellement révoltés contre cette autorité immonde et malsaine, et ont réussi à s’enfuir dans cette île cernée par la mer. Tous ont été très rapidement repris, excepté un. Et c’est lorsque Sorj Chalandon découvre qu’un jeune garçon n’a jamais été retrouvé qu’il décide d’en faire le héros de son roman. Il va évidemment imaginer ce qu’il a vécu au sein de cet enfer, son évasion, et la manière dont il va survivre. Il le nomme Jules Bonneau, dit La Teigne. L’imaginaire se mêle alors à la réalité historique dans ce livre absolument bouleversant. L’écrivain se met dans la peau de cet adolescent meurtri et écrit cette histoire à la première personne, avec fureur et frénésie. Son écriture est à l’instar de toute la férocité, de toute la sauvagerie que son personnage a dû encaisser et éprouver tout au long de sa jeune vie. Sorj Chalandon confie : « Ce n’est peut-être pas autobiographique, mais de vous à moi, c’est peut-être l’un des livres qui me ressemble le plus. Parce que cette rage, elle couve en moi depuis toujours. C’est une rage autobiographique » (Le Devoir). Il faut dire que le romancier, à travers ses livres, parle inlassablement de l’enfance brisée, lui qui a vécu une enfance violente, fracassée par son père, son bourreau. Ce passé le dévore, le tourmente et imprègne son œuvre littéraire. Il explique que face à cette vie terrible que lui a fait vivre son père, il a fui et survécu comme il le pouvait dans la rue. Dans « Le Devoir », il raconte : « J’ai été exactement ce môme là et j’ai eu beaucoup de mal à me remettre dans la vie, beaucoup de mal à ne pas devenir un petit Jules Bonneau. Je me suis enfui de chez moi, fils de salaud, d’antisémite, fils d’une sorte de monstre sans éducation, sans culture, sans rien, bourré de haine, et il a fallu que je reparte de zéro » (Voir aussi Sorj Chalandon invité à « La grande librairie »). Le romancier donne à son jeune héros un nom à l’homonyme tristement célèbre, celui de l’anarchiste et bandit Jules Bonnot (La bande à Bonnot), dont l’indiscipline et la violence le menèrent jusqu’à la mort. Mais Sorj Chalandon comprend et croit en son Jules Bonneau. Tout comme lui l’a vécu, il va lui faire rencontrer des personnes qui vont lui tendre la main, pour la première fois de sa vie. Et c’est bien aussi la métamorphose d’un garçon qui ne connaît que l’abandon et la sauvagerie qui intéresse pleinement l’écrivain. Sorj vit à travers Jules, au rythme de ses angoisses, de son manque d’amour, de sa férocité : il plonge au plus profond de ses entrailles pour en extraire toute la douleur mais aussi un espoir, enfin, grâce à l’humanité de certaines personnes.
La première partie du livre nous fait vivre de l’intérieur l’enfer vécu par ces jeunes au sein d’un lieu sans espoir. La description du lieu fait froid dans le dos et celle des gardiens est d’une ignominie terrible. Quant aux travaux forcés des garçons et aux mauvais traitements psychologiques, physiques ou même sexuels qu’ils subissent quotidiennement, ils nous laissent sans voix. Cette vérité historique qui habite la vie de Jules et ses comparses au sein de la prison est insoutenable. La seconde partie de « L’enragé » est plus romancée, puisque nous ne savons pas ce qui est advenu du garçon jamais retrouvé. Cependant, alors que les 56 mineurs viennent de s’évader, une récompense de 20 francs (soit une somme infime) va être donnée à chaque habitant démasquant et livrant un des garçons en fuite. La chasse à l’enfant débute alors. Une horde de délation et de haine va s’ensuivre. Tout cela est méprisant et gratuit. La cruauté de cette traque morbide a, elle, véritablement eu lieu. Le poète Jacques Prévert était à ce moment précis en vacances à Belle-Ile et fut déconcerté par cette battue inouïe, ce qui lui insufflera l’écriture du poème « Chasse à l’enfant » (qui sera ensuite publié en 1946 dans le recueil « Paroles ») :
(…) Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
(…) C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis (…)
Tout est dit. Ce poème sera mis en musique par Joseph Kosma et interprété par Marianne Oswald en 1936.
Seul Jules n’est pas retrouvé. Et ce sont des âmes sensibles qui vont le recueillir et tenter de l’apprivoiser. Tout comme Sorj Chalandon a été aidé par de belles personnes qui l’ont considéré comme un être digne de respect, Jules va être secouru par Ronan, un pêcheur qui va se retrouver, dans son bateau, face à cet ado meurtri et violent, tellement il a peur d’être repris et livré. Ronan est un homme droit et bon. Il est pour lui naturel de prendre soin de La Teigne, de tenter de gagner sa confiance. Il en fait son mousse, et le présente à sa petite communauté de pêcheurs avec des individus peu communs, comme un réfugié basque du nom de Paxdo ou encore un marin communiste prénommé Alain. Mais il va de surcroît l’accueillir chez lui et sa femme Sophie, qui est infirmière, mais aussi « faiseuse d’anges » dans le plus grand secret.
C’est donc à une renaissance que Sorj Chalandon nous convie, à un retour à la vie d’un gamin qui était condamné à ne plus être. C’est cette métamorphose qui passionne le romancier, la manière dont ce garçon va enfin laisser entrer d’autres êtres dans sa vie, reprendre confiance et devenir une personne qui peut suivre de belles valeurs et se sentir bien, enfin. C’est ce qui est arrivé à l’auteur, enfui de chez lui à l’âge de seize ans après des années de brimades et de maltraitance. Sorj Chalandon aussi a fini par faire des rencontres qui l’ont sauvé.
Sorj Chalandon nous livre un roman exceptionnel sur la résurrection d’un adolescent dont la vie n’avait aucune valeur pour quiconque. La confiance en l’être humain, la foi en l’humanité, finit par happer Jules Bonneau, malgré une enfance malmenée, brutalisée, molestée, où l’absence de sentiments a toujours fait foi. Quant à la description de la Colonie pénitentiaire pour mineurs qui, rappelons-le, n’a fermé ses portes qu’en 1977, elle reste un témoignage vibrant du fonctionnement de cette institution que l’Etat français a instauré et soutenu pendant des décennies. Ce livre est d’une richesse incroyable et d’une nécessité implacable pour la mémoire de tous ces garçons matraqués par la vie, et dont le pouvoir de certains ont anéanti ceux-là même qui étaient les plus démunis.
L’hommage est vibrant.
« L’enragé », écrit par Sorj Chalandon, publié aux Editions Grasset & Fasquelle, 2023
L’Institut du Monde Arabe nous permet de découvrir un peintre orientaliste français, Etienne Nasreddine Dinet, dont la dernière exposition à Paris eut lieu en 1930, une année après sa mort. La passion et l’engagement de l’artiste pour l’Algérie transparaissent intensément, ardemment, à travers les quelques 80 œuvres qui jalonnent le parcours mis en œuvre par le Commissaire d’exposition Mario Choueiry.
Etienne Dinet est né en 1861 à Paris, durant le Second Empire, au sein d’une famille bourgeoise. Après l’obtention de son baccalauréat, il suit une formation académique à L’Ecole des Beaux-Arts de Paris, mais aussi les cours de l’Académie Julian. Il vénère la peinture de Delacroix et celle de Rembrandt. L’artiste, lui, sera exposé pour la première fois en 1882 au Salon des Artistes français. Et c’est en 1888 /89 qu’il exposera chez le célèbre galeriste Georges Petit avec le « Groupe des XXXIII ».
Mais son grand coup de foudre émotionnel, il le vit en 1884 au cours d’un voyage en Algérie, pays qu’il découvre par hasard en suivant un ami dans le Sud algérien, à la lisière du Sahara. Il est absolument séduit par cette région magnifique où il retourne régulièrement. Biskra, Laghouat et Bou-Saâda sont des lieux dont il ne se lasse pas au point où, emporté par les paysages, la culture et le peuple algérien, il finit par prendre la décision de résider à Bou-Saâda à partir de 1904. Ce qui est d’autant plus singulier dans cette démarche, c’est qu’il élit domicile dans le quartier de la vieille ville, la medina, où il assimile cette culture qui le fascine, ainsi que la religion musulmane. Il prend part à la vie sociale de ses habitants, et pose un regard minutieux et attachant sur le peuple algérien, ce qui transparaît avec force dans ses peintures. Il faut dire qu’il s’est lié d’amitié, dès 1888, à un homme qui deviendra son grand ami, Sliman Ben Ibrahim. Cet essayiste renommé va l’accueillir au sein même de sa famille et lui permettre d’observer et de saisir la somptuosité des paysages qui les entourent, ainsi que ses habitants qui le touchent profondément. L’Algérie devient à ses yeux une terre d’accueil où il se sent désormais chez lui. Ce qui est étonnant, c’est qu’il délaisse Paris à une époque où des peintres issus de multiples nationalités vont, eux, prendre pour destination la capitale où tant d’artistes souhaitent s’installer pour créer, partager ces bouleversements artistiques novateurs et prolifiques. De surcroît, Etienne Dinet s’installe dans un pays colonisé par la France, mais préfère s’intégrer au peuple algérien, plutôt que de vivre auprès des colons. Son ami Sliman Ben Ibrahim lui permet de rencontrer de nombreux algériens et algériennes qu’il va prendre pour modèles. Car Etienne Dinet fait apparaître sur la toile ce que ses yeux voient, et non ce qu’un fantasme pourrait lui inspirer, comme nombre de peintres orientalistes. Il peint sur le vif, son regard se posant sur la nature ou des modèles vivants. Il est souvent qualifié de peintre réaliste, retranscrivant scrupuleusement de sa palette les étoffes, les bijoux, les innombrables couleurs nuancées par le soleil du sud algérien, mais aussi les postures des corps qui se livrent à son regard vif, les multiples traits des visages qu’il scrute, la végétation incandescente qui ne cesse de le happer… Il se qualifie lui-même de « peintre ethnologue », désirant retranscrire l’âme pénétrante de cette Algérie du sud qui le bouleverse, de cette civilisation fascinante. De nombreuses toiles nous montrent par exemple les femmes de la tribu des Ouled Naïls dont la beauté et les mœurs fascinaient le peintre. Les peintures de Dinet s’attachent à magnifier ces femmes maghrébines, mais nous pouvons tout de même émettre un doute sur le fait qu’elles ne soient pas fantasmées. Pour l’homme de foi qu’il est, et cela avec de plus en plus de profondeur, les tableaux peuvent nous interpeller par leur sensualité, par l’harmonie stylistique qui en ressort. C’est toute l’ambiguïté d’un homme qui citera à propos le poète persan Omar Khayyam : « Dieu me donne des yeux et ne m’en voudra pas de regarder ». En 1926 Dinet illustrera même, en collaboration avec Sliman Ben Ibrahim, le roman « Khadra danseuse Ouled Naïl ». Il y contestera l’image souvent ébréchée de ces « prêtresses de l’amour », ne voulant surtout pas les abaisser au rôle de femme objet qui leur est souvent attribué, mais désirant a contrario leur procurer une certaine compassion. Cependant, même si les toiles sont radieuses, leur représentation nous laisse interrogatrice.
Peu de paysages sont montrés dans cette exposition, mais ils restent superbes et touchants. Les enfants, eux, sont éblouissants dans les scènes du quotidien peintes avec chaleur. Mais il est surprenant que Dinet ne représente que rarement des scènes douloureuses où le chagrin, l’abattement ou encore la misère et la guerre se manifestent. Pourtant la vie dans le sud algérien n’est pas aussi idyllique que ce que l’artiste choisit de peindre. Aucune rebellion n’est alors tolérée par les colons qui réfrènent rudement la moindre insubordination. Nous ne ressentons donc à aucun moment les répercutions dues à la colonisation française. Ses choix picturaux se fixent essentiellement sur le peuple algérien, sa culture, ses traditions, et l’islam qui deviendra de plus en plus important dans sa vie spirituelle.
Cet homme de passion se voue inlassablement à sa région d’adoption. Mais il n’en est pas moins un citoyen engagé. En effet il n’hésite pas, lorsqu’il le juge utile, d’émettre des critiques acerbes. Il explique par exemple qu’il est « forcé de vivre au milieu de cette immonde pourriture coloniale ». Il n’hésitera pas non plus à se battre pour que Bou-Saâda devienne une administration civile, ce qui arrivera en 1912 alors que la commune était jusqu’ici assujettie à une administration militaire. De surcroît, Dinet est fortement troublé lorsqu’il apprend qu’au début de la Première Guerre Mondiale, des conscrits algériens sont mobilisés. Il va faire entendre sa voix afin que les multiples soldats algériens blessés puissent être rapatriés dans leur pays et pour que les rites musulmans pratiqués aux enterrements soient appliqués. De plus il dessinera lui-même le modèle des stèles funéraires des musulmans qui ont perdu la vie en combattant pour la France.
En 1913, Etienne Dinet se convertit à l’islam et prend comme nom Nasreddine (Nâsr ad-Dîn). Ce qui est étonnant, c’est que Dinet peint, aux mêmes périodes, autant de nus féminins que de tableaux pieux et religieux. Lorsque nous sommes face à ces différentes toiles, nous sommes surpris par ce qui peut naturellement paraître comme une divergence. Cependant un évènement viendra bouleverser tardivement cette diversité des représentations artistiques du peintre. En effet Dinet fera un pèlerinage à La Mecque (Hajj) en 1929 et décidera alors de se consacrer uniquement aux iconographies religieuses. Mais il mourra à Paris durant cette même année.
Cette exposition est passionnante pour plusieurs raisons. En premier lieu, Etienne Dinet est un peintre « orientaliste » dont les œuvres nous fascinent. La lumière du sud algérien s’inscrit avec magnificence dans ces paysages et ces scènes figuratives qui procurent une reconnaissance visuelle puissante. L’amour du peintre pour ce pays transperce ses œuvres. Il nous transmet sa passion pour l’Algérie, ses habitants et sa culture. Mais ce n’est pas tout. L’homme s’est aussi immergé sans aucune retenue dans cette culture orientale, dont il a appris la langue et adopté les traditions et la religion. Il a d’ailleurs illustré beaucoup d’écrits historiques, d’œuvres poétiques et légendaires, dont certains nous sont montrés au sein de l’exposition, comme les illustrations de l’épopée mythique « Le roman d’Antar », œuvre majestueuse de la littérature arabe. C’est un réel engagement au service d’un peuple auquel Etienne Dinet s’est intimement et artistiquement voué. Mais il restera toujours en lien avec la France, fidèle à ses amis et à sa famille.
En 1929, le peintre meurt à Paris d’une crise cardiaque. Sa dépouille est alors déposée à la Mosquée de Paris où il est célébré, tant par les représentants de la France que par le gouverneur algérien. Sa conversion à l’islam est acceptée par son pays et par sa famille. Son corps sera ensuite transporté à Bou-Saâda, où des funérailles officielles auront lieu et où il sera enterré. Etienne Dinet y avait d’ailleurs préparé sa koubba (monument funéraire).
L’œuvre d’Etienne Dinet révèle un amour inconditionnel pour l’Algérie qui le considère comme un « maître de la peinture algérienne ». En 1993, le Musée National Nasr Eddine Dinet sera créé en plein centre de la medina de Bou-Saâda.
L’exposition qui lui est consacrée à l’Institut du Monde Arabe nous invite à partager ce désir de paix, de respect et de mémoire, envers ce beau pays qu’est l’Algérie, sans évidemment oublier le passé tragique et les répercutions néfastes du colonialisme.
Le cinéaste japonais Hirokasu Kore-eda nous propose un film sensible et délicat, « L’innocence », où il pénètre dans l’intime, au sein même des tréfonds d’une enfance dont la société japonaise musèle implacablement la parole.
Le film s’ouvre sur un incendie d’immeuble, situé en face de l’appartement de Minato, un garçon de 12 ans, et de sa mère Saori qui observent tous deux ce drame. Pas de lien particulier avec cette catastrophe, juste un repère spatio-temporel qui nous éclairera par la suite sur la temporalité de l’histoire qui va nous être racontée.
Saori est veuve. Elle élève son fils en solo et paraît de plus en plus soucieuse de l’attitude étrange de Minato, suspectant alors un de ses professeurs, Hori, d’en être à l’origine. Elle décide d’agir rapidement et se rend au collège de son fils afin de rencontrer les professeurs et l’équipe administrative de l’établissement. Y-a-t-il eu harcèlement de la part d’un professeur ou bien mauvais traitement ? Minato est-il un garçon qui renferme une certaine violence ? Pourquoi la mère sent-elle une confusion, une perturbation, chez ce jeune adolescent qu’elle n’arrive plus à cerner ? Mais les réactions du personnel éducatif sont pour le moins saugrenues, voire aberrantes. Nous les sentons insensibles à la détresse de la mère, désirant au plus vite « étouffer » ce moment, en refusant tout échange logique avec elle. Cette séquence est absolument kafkaïenne, à la fois absurde et oppressante. Et nous interroge sur le système scolaire japonais, effrayé par la moindre trace de scandale, et craignant les mesures sanctionnatrices infligées par ses supérieurs hiérarchiques. La discussion est donc hors de portée, l’échange est vain. Le spectateur, lui, est abasourdi par ce qui se passe, autant que Saori.
Et c’est alors que le cinéaste va nous faire entrer dans une deuxième strate narrative, où un nouveau point de vue, un nouvel angle, va s’offrir à nous. Nous le percevons immédiatement par la récurrence d’un évènement : celui de l’incendie. Cette nouvelle scène nous permet d’annoncer un retour dans le temps. L’histoire reprend du début, mais désormais une nouvelle optique est mise en exergue : celle du professeur pointé du doigt lors de la première partie qui, de son côté, suspectait alors Minato de martyriser son jeune camarade Yori. Ce deuxième point de vue sème le trouble, et nous apporte de nouvelles indications, de nouveaux ressentis, qui permettent de nuancer certaines choses, de complexifier la situation et les comportements des uns et des autres. De nouvelles perspectives s’offrent ainsi à nous en polarisant notre attention sur ce qu’éprouve Hori. Le doute se distille, les accusations s’effritent et prennent une autre direction.
Puis le troisième et dernier acte vient éclaircir plus amplement cet imbroglio qui sème la confusion. Le point de vue de Minato, de l’enfance, de l’innocence, nous est proposé avec subtilité et tendresse. Ce troisième temps se consacre aux liens qui unissent les deux enfants, Minato et Yori. Et c’est ainsi que les non-dits surgissent, que l’incompréhension entre les adultes et les enfants retentit, que la pression sociale et familiale justifie le manque de clairvoyance et de tolérance vis-à-vis de la jeunesse. Cette ultime et nouvelle optique montre avec grâce les balbutiements d’un amour entre les deux jeunes garçons, d’une attirance réciproque que l’aveuglement du monde adulte dans cette société japonaise ultra normée ne peut ou ne veut imaginer. Comme le constate H. Kore-eda : « Je pense que, dans une société japonaise fortement homophobe, la valorisation de la différence et de l’individualité peine à s’ancrer, et pas seulement dans les écoles. (…) Après de nombreuses discussions avec les scénaristes et les producteurs, ainsi qu’avec des membres d’organisations de soutien aux enfants LGBTQ, nous avons décidé de ne pas faire de Minato un être qui se nomme et s’identifie comme homosexuel. Nous avons préféré lui laisser croire qu’il était un « monstre », c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être nommé, comme l’indique le titre original » (Interview H. Kore-eda, « L’humanité »). Effectivement le titre original est « Monster ». La distribution française, elle, a choisi d’intituler le film « L’innocence ». Nous sentons dès lors toute l’ambiguïté du sujet abordé et la pluralité des points de vue. Face à la rigidité et à la défaillance de l’établissement scolaire qui suit des valeurs obsolètes pour « sauver un honneur » qui est à tout point de vue malséant, et que nous pourrions qualifier de monstrueux, nous voyons fleurir la naissance de sentiments d’une pureté toute innocente. L’antilogie des deux titres n’en est que plus signifiante : deux cultures, deux visions. Qui est réellement le monstre ? Et qui sont les victimes ? Le monde adulte est passé au scalpel. La directrice de l’école en est un exemple stupéfiant. Sous ses airs de femme âgée modeste et docile, elle se révèle être une manipulatrice hors pair, n’ayant pas hésité à sacrifier son époux alors qu’elle était l’auteure d’un acte certes non provoqué mais effroyable. De surcroît elle utilise la photographie de sa petite fille (dont on sait qu’elle est morte) pour amadouer la mère de Minato. Le cinéaste aborde aussi la violence intrafamiliale avec le personnage du père de Yori. Tous ces comportements despotiques sont pointés du doigt par H. Kore-eda. Et les premiers sacrifiés à travers ces attitudes dysfonctionnelles sont les enfants. Minato et Yori sont deux victimes d’une société malade de ses préjugés, et nous découvrons leur lien avec une sensibilité que le cinéaste nous livre délicatement. Nous sommes confrontés à l’insondable mal-être du jeune Minato face à l’asphyxie des institutions, où l’homosexualité est refoulée, où les premiers troubles amoureux sont inconsciemment étouffés. Le scénariste Y. Sakamoto témoigne : « A l’école primaire, j’ai été victime d’intimidation et de violence. Cela n’a rien d’unique au Japon, mais j’ai reconnu que je faisais partie d’un système construit contre les faibles ou contre ceux qui peuvent être considérés comme « différents ». Si un système est oppressif – qu’il s’agisse d’une école ou de n’importe quel espace social – les plus faibles, ou ceux qui ne se conforment pas au statu quo, sont ceux qui sont exclus et même réduits au silence » (joysauce). H. Kore-eda explique alors à propos de l’attrait naissant de son jeune personnage pour son camarade : « S’opposer à l’intimidation est ce qui a poussé Minato à bâtir son respect pour Yori. C’est aussi ce qui a semé cette graine d’intimité entre les deux » (joysauce). Le cinéaste a créé une sphère naturelle, une parenthèse végétale où les deux enfants se réfugient. Ils y sont harmonieusement liés, en marge d’un monde qui cherche à les inhiber, à paralyser leurs sentiments.
« L’innocence » est le premier film que H. Kore-eda met en scène sans en avoir écrit le scénario. Mais il a tout de même participé aux « recherches de terrain, dans le but de contribuer au développement du script – à Suwa, dans la préfecture de Nagano, où se déroule l’histoire » (Dossier de presse, Cannes). Ont participé à ces réflexions pour construire le scénario : Kore-eda, Kawamura, Yamada et Sakamoto. Mais c’est Yuji Sakamoto qui a écrit le scénario, dont la première version durait trois heures. Certaines parties ont été enlevées, et de nouvelles rajoutées, sachant que le casting fut fait durant l’écriture scénaristique, ce qui a bouleversé la construction des personnages, densifiée par le choix des comédiens. Le script gagna ainsi en substance et en acuité. De plus, H. Kore-eda nous confie dans « L’humanité » : « L’indice était le feu et l’eau, et j’ai toujours gardé à l’esprit l’idée que l’histoire commence par le feu, donc la mort, et se termine par l’eau, c’est-à-dire la vie ».
En terme de création musicale, le cinéaste a pu travailler avec un compositeur qu’il apprécie particulièrement depuis longtemps : Ryuishi Sakamoto. Ce fut hélas l’ultime musique de film que le musicien japonais composa puisqu’il nous a quitté en 2023. On se souvient encore de la B.O. de « Furyo ».
La multiplicité des points de vue enrichit cette histoire où les adultes, cloîtrés dans des préjugés dominés par une société qui nie l’essence même de l’individu, font inconsciemment abstraction de la nature profonde d’une personne, d’une âme. La substance même de l’être passionne le cinéaste et c’est à travers elle qu’il permet aux enfants d’exister, qu’il transcende les personnalités de chacun, et qu’il sublime cette jeunesse qui veut simplement se sentir libre de vivre et d’aimer.
Réalisation et montage : Hirokasu Kore-eda / Scénario : Yuji Sakamoto / Musique : Ryuichi Sakamoto / Image : Ryuto Kondo / Lumière : Eiji Oshita / Son : Kazuhiko Tomita / Décors : Keiko Mitsumatsu / Production : Genki Kawamura, Kenji Yamada, Ryo Otaki, Tatsumi Yoda, Megumi Banse, HijiriTaguchi / Distribution France : Le Pacte / Distribution : Ando Sakura (Saori), Nagayama Eita (Hori), Kurokawa Soya (Minato), Hiiragi Hinata (Yori), Tanaka Yuko (La directrice) / Sortie Cinéma : 27 décembre 2023 / Sortie VOD : 25 avril 2024
L’écrivaine Christine Angot, qui depuis plus de trente ans œuvre au sein du monde littéraire français, nous livre un documentaire saisissant où l’émotion envahit notre être d’une manière fracassante.
L’idée de réaliser ce film s’est imposée comme une nécessité lorsque Christine Angot a pris la décision de revenir à Strasbourg, cette ville où son cauchemar a commencé alors qu’elle n’avait que treize ans. Cette jeunesse foudroyée, elle la doit à son père, qu’elle va rencontrer pour la première fois dans cette ville où sa mère lui permet de réaliser un désir légitime : apprendre à connaître cet homme qu’elle n’a jusqu’ici jamais vu. Son livre « Le voyage dans l’est » (2021), absolument bouleversant, racontait déjà l’indicible, et complétait indubitablement « Un amour impossible », paru en 2015.
Strasbourg. L’auteure vient y faire la promotion de son dernier livre, alors qu’elle a toujours décliné toute invitation dans cette ville depuis une bonne quinzaine d’années. Car c’est le lieu de l’innommable, de ce que personne ne veut entendre. Le lieu où résonnent avec effroi le viol et l’inceste. Mais Christine Angot est sûre d’une chose : elle doit partir accompagnée, mais accompagnée de personnes proches. Deux amies seront à ses côtés : la réalisatrice et directrice de la photographie Caroline Champetier et la directrice de la photographie Inès Tabarin. Et avec ces deux femmes, ce sont deux caméras qui vont voyager pour elles aussi être les témoins de rencontres nécessaires et vitales pour l’écrivaine. Comme l’explique Christine Angot : « Une caméra, c’est quelque chose qui accompagne, qui soutient, qui voit la même chose que soi. (…) L’idée de faire un film, plutôt qu’un livre, est née de cette envie qu’il y ait une caméra dans la main de quelqu’un, quelqu’un qui est là, qui voit et entend la même chose que soi, qui fait la même expérience visuelle, sensorielle, sensible et même hyper sensible » (France Info). La caméra devient à la fois un appui protecteur, un intermédiaire qui provoque des réactions, un instrument livrant toutes les émotions qui traversent cette femme qui veut qu’on l’écoute, qu’on réagisse à sa souffrance, à sa rage, à ses affects et à sa trop grande solitude. Et la présence de cette caméra ne permet pas aux personnes que Christine Angot va voir de s’éclipser, de disparaître de l’image. Ils ne peuvent que recevoir ses mots, enfin. Et lui donner des réponses, peut-être… ou pas.
Le film nous invite à partir à la rencontre de personnes incontournables dans la vie de Christine Angot : sa belle-mère (la femme de son père), son ex-mari Claude, sa mère, son compagnon et sa fille… toutes des personnes qui ont fait ou font partie d’une famille : celle de l’écrivaine. Ces témoignages s’entremêlent avec des extraits de films familiaux, tournés à l’époque en video. Nous y croisons sa fille Léonore, encore bébé, son mari Claude, lors de vacances estivales, ou tout simplement Christine Angot en train de travailler. De beaux moments simples, joyeux, traversent ces images personnelles, intimes, qui datent du début des années 90. Des photographies de famille apparaissent aussi, ça et là, où les mots de Christine Angot résonnent pour nous en dire le contexte. Et puis il y a la honte : la manière dont Thierry Ardisson et ses chroniqueurs, sur un célèbre plateau de télévision parlent à Christine Angot avec grossièreté. Leurs mots sont absolument écoeurants, abominables. Et ce jusqu’à ce que l’écrivaine quitte le plateau. Cette archive dévoile le dédain, inexorablement condamnable, avec lequel cette femme, habitée par sa souffrance, a été traitée. Et ils n’ont pas été les seuls. Mais c’est sans compter avec la vaillance de Christine Angot, qui résiste, qui nous envoie en pleine figure ces discussions dévastatrices qui seront inscrites à l’image pour toujours. Elle confie à Femina : « La littérature peut tout restituer. Le cinéma aussi. Mais la dimension collective du cinéma, et le fait que l’image filmée soit de l’ordre de la preuve en font un art qui peut être politique. On voit tous la même chose, ensemble. Et on peut en parler. La littérature, on ne peut pas. C’est plus secret. C’est sa beauté. Le respect du silence ». Cette possibilité d’un art politique nous interroge, nous, spectateur, sur nos responsabilités à tous, sur nos valeurs et nos engagements, sur une réalité dont on ne peut détourner les yeux. Les images et les mots nous envahissent : toutes ces rencontres sont de fait incontestables. La tension y est immensément palpable, lancinante, malaisante. Et la première rencontre, elle, a lieu à Strasbourg, chez la belle-mère de Christine Angot qui va « forcer » la porte de la femme de son père et s’introduire chez elle avec ses deux caméras, avec ses deux protectrices. Nous sommes en 2021. La cinéaste est alors envahie par l’émotion. Nous vivons l’instant et sommes bouleversés. Puis, perturbés par les paroles de cette femme, nous allons de fait partager la colère qui va s’ensuivre. Cette dame ne sait pas écouter, ou plutôt ne veut pas écouter, ni admettre les faits. La dénégation de cette personne nous accable. Rien ne peut la toucher. Son seul désir est de conserver une honorabilité dans ce monde qu’elle a créé autour d’elle : un monde où elle et ses enfants parlent d’un époux et d’un père formidable. L’image de cet homme ne doit pas être écornée. Cette entrevue est d’une violence inouïe à travers les mots, les attitudes, le simulacre… et nous en sortons le souffle coupé. Nous ressentons intensément l’immense solitude de Christine Angot. Mais ces images ne sont pas vaines : la honte s’installe chez cette femme par l’impudence de son comportement.
La rencontre avec Claude, l’ex-mari de la cinéaste, est elle aussi nécessaire. Un évènement ravageur est évoqué : le père de Christine Angot, alors que son mari est dans la même maison, va rejoindre sa fille dans sa chambre. Claude n’intervient pas, alors qu’il connaît le passé incestueux subi par son épouse. Il dit avoir été littéralement paralysé, inapte à intervenir. Malgré la colère de Christine Angot, ils cherchent tous deux la raison de cette non-intervention. Claude a subi un viol étant jeune. La blessure est béante. Nous percevons alors ces deux êtres comme unis par un traumatisme criant, par une enfance brutale qui les a marqué dans leur chair, ce qui leur permet de s’interroger sur la relation qu’ils ont vécu, sur ce qui les liait et en même temps les happait, les emprisonnait. Les fêlures se dévoilent, même si l’écrivaine n’obtient que peu de réponses. Le tabou du viol est inexorablement présent, les mots ont du mal à sortir, malgré l’insistance de Christine Angot. Même avec sa maman, le face à face est complexe : affronter cette réalité est pour sa mère une épreuve qu’elle n’arrive toujours pas à réellement formuler. Mais la cinéaste a besoin d’eux, de tous ses proches, tant que toutes ces personnes sont encore de ce monde, afin qu’elle puisse sortir de cette solitude qu’elle trimbale depuis trop longtemps.
Cependant sa discussion avec Léonore, sa fille, est un moment émouvant où l’on ressent enfin un partage d’une belle sensibilité. Christine Angot avoue à sa fille que les mots tout simples et sincères qu’elle lui a adressés ont « rompu » sa solitude : « Un jour tu m’as dit je suis désolée qu’il te soit arrivé ça ». Enfin des mots réconfortants, naturels. Et pour la première fois, on ressent un apaisement dans cette scène tournée face à la mer, ouverte sur un horizon reposant, lénifiant. Avec en fond musical « La mer » de Charles Trénet, interprétée par le chanteur brésilien Caetano Veloso. Christine Angot confie : « Il l’a chantée pour nous, pour le film. Il ne l’avait jamais enregistrée. Sa voix éclaire la fin du film » (Trois couleurs).
Lors d’une rencontre entre C. Champetier et C. Angot sur AFC, la directrice de la photo explique à son amie : « Je pensais que nous resterions dans la littérature et le théâtre (puisque l’écrivaine faisait des lectures de son nouveau roman à travers la France), je n’aurais jamais imaginé notre effraction dans le réel comme cela s’est produit ». La cinéaste lui demande alors quelle est son point de vue sur la manière dont elles ont abordé ce tournage. C. Champetier répond alors que le travail qu’elles ont fait ensemble a une particularité : « La dissolution dans le présent. Aucune des situations dans lesquelles nous nous sommes retrouvées n’étaient prévues sinon que nous savions que nous allions dans différentes villes retrouver ta mère, Claude, Léonore et encore la certitude de ces rencontres est venue en cours de film » (AFC).
Tous ces moments inattendus, fortuits, entremêlés aux jolis instants filmés dans l’intimité de la vie de famille de Christine Angot avec son mari et son bébé, forment un film incomparable, déroutant, troublant, douloureux, qui nous remue avec une intensité folle, et qui est absolument nécessaire. Pour la cinéaste, mais aussi pour nous tous. « Une famille » est une œuvre centrale, sociétale, qui contribue à hurler haut et fort la détresse assourdissante d’êtres meurtris physiquement et moralement.
Réalisatrice : Christine Angot / Scénariste : Christine Angot / Directrice de la photo : Caroline Champetier / Monteuse : Pauline Gaillard / Ingénieurs du son : Emmanuel Croset, Caroline Reynaud, Charly Clovis / Responsable post-production : Aude Cathelin / Production déléguée : Le Bureau Films / Coproductions : Rectangle Productions, France 2 Cinéma / Distribution France : Nour Films / Documentaire sorti le 20 mars 2024
Le théâtre des Bouffes Parisiens nous invite à découvrir une nouvelle adaptation de la magnifique pièce de Tennessee Williams, « Un tramway nommé désir », mise en scène par Pauline Susini qui désirait que cette histoire tragique retentisse avec force sur la société d’aujourd’hui. Imbibée de nombreux troubles et discordes, de violences sociale et sexiste, mais aussi d’une sororité touchante, cette pièce nous perturbe, nous émeut et nous questionne sur des sujets brûlants encore actuels.
Blanche Dubois (Cristiana Reali), via le tramway nommé «Désir», se rend chez sa sœur Stella (Alysson Paradis) dans un quartier populaire de la Nouvelle Orléans, afin de s’y installer un temps alors qu’elle n’a même pas annoncé sa venue. Son arrivée détonne immédiatement avec l’atmosphère du lieu où logent sa sœur et son ouvrier de mari, Stanley Kowalski (Nicolas Avinée). Blanche, apprêtée dans une robe acidulée en mousseline, le nœud fleuri dans les cheveux, découvre l’exigu lieu de vie du couple, dont l’apparence modeste des classes populaires la stupéfie. Autorisée par la logeuse de Stella à attendre son retour dans l’appartement, Blanche cherche immédiatement une bouteille d’alcool pour se servir un verre, en état de choc de ce qu’elle vient de découvrir. Il faut dire qu’elle comptait s’installer quelque temps (ou plus !) avec le couple, tout en cachant qu’elle était ruinée et qu’elle avait perdu la grande propriété familiale « Belle rêve ». Lorsque sa sœur rentre, les retrouvailles sont émouvantes. On sent qu’elles s’aiment et qu’un lien sincère les unit, même si elles ne se sont pas vues depuis longtemps, et que leurs vies ont pris des chemins radicalement différents. Mais la rencontre avec Stanley se révèlera pernicieuse, nuisible moralement et psychologiquement. Le mari de Stella est un ouvrier d’origine polonaise macho, violent, et qui boit beaucoup. Il aime jouer aux cartes et au bowling avec ses amis, s’emportant facilement et s’imposant avec vigueur. Stella en est très amoureuse. Elle lui pardonne très vite ses accès de violence. La sœur de Blanche est une femme généreuse, sensible et tendre, solaire et pleine d’humanité. La délicatesse et la fragilité de Blanche la touchent, contrairement à Stanley qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de sa belle-sœur, la trouvant suspecte. Mais Blanche est un être extrêmement complexe, à la fois empreinte d’ingénuité et de fourberie. Elle joue sa partition avec brio, se distinguant par une fusion entre la femme-enfant, qui doit être protégée, et la femme prétentieuse, écervelée, maniérée. Le simulacre est au centre de son jeu, afin de séduire son entourage pour tenter de se sauver. Cependant la lourdeur de ses secrets et de ses névroses est une bombe à retardement, d’autant plus que Blanche s’emprisonne de plus en plus dans une folie qui la happe et que son beau-frère Stanley attise avec méchanceté et brutalité.
Tennessee Williams a reçu en 1948 le Prix Pulitzer pour cette pièce éminemment connue. Cristiana Reali admire depuis longtemps l’écriture de ce grand dramaturge : « Il écrit pour les femmes, de toutes sortes d’âge. Il a un côté un peu chirurgien psychologique de l’âme. Il aime bien parler de la folie, de la solitude » (TF1 info). Cette nouvelle adaptation de la pièce est issue du désir de Cristiana Reali qui a proposé à Pauline Susini de la monter. Cette dernière a perçu que des sujets contemporains parsemaient la pièce : les disparités sociales, la virulence des hommes envers les femmes… Cette metteuse en scène est une femme partisane de la cause féministe. A travers son engagement théâtral elle a réalisé des projets comme l’adaptation du récit autobiographique de Simone Veil (avec déjà Cristiana Reali). Elle est aussi la fondatrice de la Compagnie « Les vingtièmes rugissants », qui questionne des thèmes sociétaux essentiels comme les violences institutionnelles, les rapports de domination, la violence masculine faite aux femmes… De surcroît elle a intégré une autre Compagnie, « Le théâtre de l’opprimé », axé sur les questions sociales, dont le combat pour une juste égalité entre femme et homme. Nous comprenons alors pourquoi son adaptation d’ « Un tramway nommé désir » met en avant les femmes, au sein d’une atmosphère constamment tendue, malaisée, où la violence est au centre de l’ambiance éprouvante que Stanley impose. Pauline Susini, dans « Corse matin », explique : « Je cherchais plutôt un personnage avec un aspect assez animal et prolétaire (pour Stanley) mais qui n’a pas forcément un rôle central. J’ai surtout mis en avant Cristiana Reali. (…) Elle est de toutes les scènes et joue une partition énorme ». La sœur de Blanche, jouée par Alysson Paradis, est elle aussi un personnage captivant. La comédienne parle de son rôle dans « Les échos » : « J’aime la dualité de Stella, cette héroïne des années 50, prise en étau entre son mari violent et imprévisible auquel elle tient tête et sa sœur borderline ». Et puis il y a Marie-Pierre Nouveau, qui tient le rôle de tenancière de l’immeuble avec force mais aussi fracas. Sans oublier les autres comédiens, dont Lionel Abelanski qui joue Mitch, vieux garçon vivant avec sa mère et qui est d’abord attendri par Blanche.
Cristiana Reali est époustouflante dans ce rôle de femme affublée de vêtements fantasques, vestiges d’un autre temps dans une contrée lointaine du sud. Virée de son poste de professeur de littérature anglaise, ruinée, déchue de la demeure familiale, hantée par la perte d’un mari dans sa prime jeunesse, mais aussi par ces hommes qu’elle aurait croisés, elle joue une femme/enfant mentalement désaxée, usée, névrosée, où minauderie et folie coexistent. Jusqu’à la chute, où elle passe définitivement de l’autre côté. La toxicité de la violence masculine dévore l’espace scénique, ronge la condition sociale et mentale des femmes, dans une atmosphère sordide, où elles tentent de s’insurger, de contester. La misère, l’alcool, la violence, s’abattent implacablement sur ces personnages fracassés. Les relations homme/femme sont nuisibles, brutales. Et font écho avec ce problème de violence qui existe encore aujourd’hui et que Pauline Susini dénonce régulièrement dans son travail théâtral. L’attitude patriarcale du sexe masculin est bien mise en exergue, par un comportement calamiteux et ravageur du mâle, surplombant l’érotisme et le désir.
Blanche est une femme à la fois sensible et dédaigneuse, séductrice et affabulatrice, une rêveuse traquée par ses fantômes et inapte à affronter le réel, dans cette société qu’elle ne cerne pas. Comme le dit Blanche : « Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie ! Oui, oui, de la magie. C’est ce que j’essaye d’offrir aux autres. J’enjolive les choses. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité. Et si c’est un péché, alors que je sois damnée ! »
Le personnage de Blanche, malgré sa lucidité, s’est créée un monde imaginaire, un univers de princesse. Sa fragilité mentale rappelle combien Tennessee Williams écrivait aussi sur son histoire personnelle. Le dramaturge ne s’est jamais remis de l’internement de sa sœur Rose, à la demande de sa mère, qui fut alors diagnostiquée schizophrène et lobotomisée. Ce fut pour lui une douleur incurable, qui traversa sa création théâtrale (« La ménagerie de verre » en étant l’un des exemples les plus flagrant).
« Un tramway nommé désir », mis en scène par Pauline Susini, est un spectacle où l’atmosphère est oppressante, pervertie par la douleur et la folie de Blanche. La promiscuité, la confrontation entre deux classes sociales et deux mondes opposés, l’emprise, le machisme ambiant, la violence, la folie, la sororité… nous emportent dans ce huis clos vénéneux et sublime.
Jusqu'au 28 avril 2024 au théâtre des Bouffes Parisiens
Mise en scène : Pauline Susini / Comédiens : Cristiana Reali, Alysson Paradis, Nicolas Avinée, Lionel Abelanski, Marie-Pierre Nouveau, Djibril Pavadé, Simon Zampieri, Tanguy Malaterre
Le Petit Palais présente une exposition foisonnante où vous pourrez déambuler à travers les arts, l’histoire, la technologie et l’industrie des années fastueuses 1905 – 1925, pour vous imprégner de cette époque en perpétuel mouvement, imbibée de créations et d’innovations révolutionnaires.
L’exposition se déroule de manière chronologique, mais aussi thématique, et cela en traversant trois périodes : la Belle Epoque (1905 – 1914), la Première Guerre Mondiale (1914 – 1918) et les Années Folles (1919 – 1925). Elle débute par le célèbre « Salon d’automne » de 1905 au Grand Palais, qui marque la naissance du fauvisme (Matisse, Vlaminck, Derain…) et le scandale que ces toiles provoquèrent. La couleur explosive et libérée des fauves inspira une profonde liberté qui choqua. Et c’est cet évènement que la Commissaire d’exposition a choisi pour débuter cette immense balade de création et découverte, pour l’achever en 1925 avec L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes.
La Grande Guerre tient de surcroît une place importante dans cette exposition, fait rare et passionnant qui permet de ressentir l’atmosphère terrifiante que cette guerre engendra dans ce Paris plongé dans le tumulte et l’effroi, et la manière dont les artistes réagirent.
Ainsi, le désir d’aborder de multiples domaines transparaît avec une curiosité débordante : s’entremêlent la peinture, la sculpture, le théâtre, la danse, la musique, la mode, la littérature, le cinéma, la photographie, les innovations mécaniques et techniques, les arts décoratifs. Il est étonnant de se plonger dans cette époque exubérante et faste, où Paris était une capitale cosmopolite, créative, ouverte et moderne. Plus de 400 pièces jonchent ce parcours que nous ne nous lassons pas de découvrir. Et c’est dans un quartier cher à cette période, Les Champs-Elysées, que le Petit Palais propose cette exposition. Car c’est ici que les nombreux Salons ouvraient leurs portes, qu’ils soient artistiques (comme le Salon d’automne) ou techniques et industriels (avec le développement des cycles, aéroplanes ou automobiles). C’est encore là que l’éclosion de nouvelles galeries d’art permirent à certains artistes d’obtenir des contrats. La mode, quant à elle, vit le célèbre couturier Paul Poiret s’y installer. Et le Théâtre des Champs-Elysées, de style Art Déco, y ouvrit ses portes en avril 1913. Les Ballets russes y furent alors mis à l’honneur avec l’androgyne Nijinsky dans « Le Sacre du Printemps ». Mais outre ce quartier central qui mit en valeur ces créations de génie, l’exposition distingue les fameuses Cités d’artistes où nombre d’inoubliables peintres, sculpteurs, écrivains ou poètes, partagèrent leur talent, leur esprit, leur liberté, leur ouverture et leur solidarité. Du côté de Montmartre d’abord, avec entre autres Le Bateau Lavoir, où Picasso et ses acolytes révolutionnèrent l’art, l’esthétisme, l’écriture … Au « Lapin Agile » aussi, ce célèbre cabaret où tous se retrouvaient. Montmartre vit passer Max Jacob, Marie Laurencin, Brancusi, Modigliani, Kees Van Dongen… tous ces avant-gardistes qui chamboulèrent ce début de siècle. Puis ils changèrent de quartier, pour s’installer à Montparnasse où beaucoup d’artistes étrangers se lièrent à eux. « La Cité Falguière » ou « La Ruche » grouillaient d’artistes cosmopolites, novateurs, où le partage et l’entraide faisaient loi, car nombre d’entre eux vivaient dans une grande précarité. Marie Vassilieff y créa aussi l’Académie Vassilieff où lettrés et artistes russes se croisaient. Montparnasse regorgea alors d’illustres personnages : Zadkine, Apollinaire, Chagall, Erik Satie, Fernand Léger, Blaise Cendrars, Diego Rivera…
Les premières salles de l’exposition, qui retracent la Belle Epoque de 1905 à 1914, mettent en exergue tous ces artistes, toutes disciplines comprises, la danse et la musique s’émancipant aussi des codes préétablis, ainsi que les Salons, centrés sur la création artistique mais aussi sur l’innovation technique. Un magnifique aéroplane de 1911, une voiture Peugeot type BP1 et une bicyclette pliable y ravissent le public.
Mais le 3 août 1914, c’est le choc : l’Allemagne déclare la guerre à la France. L’allégresse et l’exultation créative laissent place à l’engagement, au combat. Des artistes vont se porter volontaire pour aller sur le front (comme Blaise Cendrars ou Apollinaire) et se retrouver au milieu de l’effroi des tranchées, d’autres vont y être recrutés comme peintres aux armées, parcourant les zones de guerre pour y faire des croquis. Ce fut le cas des Nabis par exemple, avec Félix Valloton ou encore Pierre Bonnard… Il y eut aussi les réformés (comme Modigliani), et ceux qui quittèrent le territoire. L’exposition met en avant l’engagement de tous ces citoyens de la liberté. Même si la guerre a d’abord anéanti la ferveur des artistes, Paris va peu à peu reprendre de sa verve à travers une identité culturelle forte qui, dès la fin de l’année 1915, s’affirme de nouveau. Sans jamais oublier les tourments et l’épouvante de ce que vit le pays. Certaines expos glorifient l’enthousiasme patriotique, d’autres accusent l’ennemi allemand de ravager le patrimoine national, avec par exemple « L’exposition d’œuvres d’art mutilées ». Certains artistes blessés reviennent à Paris, comme Georges Braque, Blaise Cendrars ou encore Guillaume Apollinaire. Face à la désolation, la violence et la mort, un élan de vie rejaillit à travers l’art, et de nombreux artistes et intellectuels créent de nouveau au sein de la capitale bombardée. La solidarité est de mise, la débrouille nécessaire, et la vie culturelle reprend vigueur. L’opéra ouvre de nouveau ses portes, tout comme les théâtres. La créativité bat de nouveau son plein. En 1917, au Théâtre du Chatelet, le célèbre ballet « Parade », écrit par Jean Cocteau et composé par Erik Satie, surprend en incorporant des bruits de machine à écrire, de sirènes, de bouteilles. La chorégraphie est de Leonide Massine et la scénographie de Pablo Picasso. La même année, dans la galerie avant-gardiste Berthe Weill, Amedeo Modigliani présente des nus avec des poils qui feront scandale.
Le monde artistique fait donc parler de lui avec talent et fracas, ce qui crée bien évidemment un vaste contraste entre cette énergie créative et la réalité des tranchées.
Puis vient le troisième mouvement de l’exposition : l’allégresse de l’après-guerre. Un éclat de joie retentit sur Paris où toutes les libertés explosent, où les tabous tombent, où les excès en tout genre secouent cette société exaltée dont la légèreté, la bagatelle, la luxuriance et le tumultueux bouillonnement culturel sont les fers de lance. Le corps féminin se libère, soutenu par la mode. Les créations de Paul Poiret sont d’ailleurs bien présentes dans cette exposition. La musique jazzy fait fureur, la Revue nègre consacre le succès de la danseuse américaine Joséphine Baker (1925), les Ballets Suédois s’installent au Théâtre des Champs-Elysées (1920 à 25) où ils représentent une belle vitrine littéraire de cette époque inouïe (avec des livrets de Paul Claudel, Pirandello, F. Picabia, Cocteau…), sous la direction d’un chorégraphe novateur : Jean Börlin. Cette nouvelle manière de danser sera souvent incomprise, mais bouleversera la vision de l’art de la danse. Ces intenses bouleversements culturels, sociétaux et artistiques déterminent ces Années Folles où le besoin de vivre, à travers toutes formes de découvertes, d’excès et de liberté, témoigne d’un désir fulgurant de mettre derrière soi l’horreur de la Grande Guerre. Les mouvements surréaliste et dadaïste apporteront eux aussi de nouvelles formes d’expression, que ce soit à travers la peinture (Max Ernst, Dali), la poésie (André Breton, Aragon), la sculpture ou encore le cinéma (« Un chien andalou »). Ils suscitent la révolte, heurtent le bon sens et ainsi secouent l’ordre établi. Quant au cinéma, il séduit par sa recherche sur le mouvement et la vitesse. Sont aussi mis en exergue des romans qui percutent le monde littéraire, comme « Le diable au corps » de Raymond Radiguet ou « La garçonne » de Victor Margueritte. Et c’est la quintessence de l’« Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes » qui clôt ce long et palpitant chemin, célébration des arts décoratifs dans une exposition transversale où la capitale parisienne accueillit 21 nations (hormis les Etats-Unis et l’Allemagne). Cet évènement, dédié à la décoration et à l’architecture moderne, mit en valeur une pluralité de disciplines artistiques et industrielles.
La richesse et les bouleversements de ce premier quart de siècle nous tiennent en haleine tout au long de cette flânerie qui nous emporte dans sa démesure créative, humaine et sociétale. Paris et la modernité ne furent qu’un, et nous déambulons à travers sa mémoire avec un plaisir gourmand et rassasié.
Du 14 novembre 2023 au 14 avril 2024 au Petit Palais.
« Le ravissement » est le premier long métrage d’Iris Kaltenbäck. Ce film subtil relate avec délicatesse et acuité comment une jeune femme, sage-femme de son métier, va commettre l’acte désespéré de s’accaparer illégitimement le bébé de sa meilleure amie. La spirale infernale du mensonge va s’emparer d’elle et la faire basculer dans un tourbillon abyssal.
Le tumulte intérieur de Lydia débute par sa rupture amoureuse avec son compagnon qui lui a été infidèle. Alors qu’elle s’apprête à partir fêter l’anniversaire de sa meilleure amie Salomé, pétillante dans sa belle tenue de soirée, l’homme de sa vie lui avoue l’avoir trompée. La relation prend fin dans la foulée. Elle quitte seule l’appartement et rejoint son amie où la fête bat son plein. Elle accompagne alors Salomé aux toilettes. Son amie fait un test de grossesse qui se révèle positif. L'existence de la sœur de cœur de Lydia va bientôt être bouleversée. Cependant Lydia décide de taire sa rupture et ne lui dit rien du choc foudroyant qu’elle vient de vivre. Tout comme elle continue son travail de sage-femme à l’hôpital, le lendemain, avec douceur et gentillesse. La jeune femme aime sincèrement son métier. Les gestes sont précis, l’attention palpable. Lydia continue d’avancer, sans se confier, sans changer d’attitude apparente. Mais nous pressentons qu’elle ne se sent pas bien, qu’une instabilité l’habite, même si elle ne l’extériorise pas. La solitude l’envahit, l’isole. En dehors de son travail, la vacuité la submerge. La cinéaste nous le fait ressentir par petites touches : ses silences, sa manière de se mouvoir, ses errances où elle paraît si seule au milieu de Paris, la fuite de son appartement désertique… C’est en s’endormant dans un bus de nuit qu’elle va rencontrer Milos, le chauffeur du bus, qui la réveille au terminus. Elle se retrouve en pleine nuit au milieu de nulle part. L’homme l’accompagne jusqu’à une borne de taxis, pour finalement l’inviter à boire un verre. Milos et Lydia vont vivre une aventure d’un soir, mais la jeune femme va s’attacher à cet homme qui lui explique ne pas désirer s’investir dans la moindre relation. Encore une déception, qu’elle ressent comme un abandon alors qu’elle le connaît à peine. Toutes ces désillusions vont peu à peu la détacher du réel, alors que Salomé, de son côté, est très heureuse de sa vie en couple et de sa grossesse. Elle fait d’ailleurs complètement confiance à son amie pour l’aider à gérer ce bouleversement qu’est d’attendre un enfant.
Iris Kaltenbäck, après avoir étudié le droit et la philosophie, a intégré la Femis dans la section Scénario. Lors de l’élaboration de son court-métrage « Le vol des cigognes », elle lit un fait divers qui l’interpelle : une femme a emprunté le bébé de sa meilleure amie et s’est fait passer pour sa maman auprès d’un homme qui lui plaît. Plusieurs questions se posent alors à elle et lui donnent l’envie de créer une fiction qui s’axerait sur le chamboulement que cet acte inouï peut produire. Tant sur l’amitié entre les deux amies que sur une histoire d’amour et de paternité naissante, fondées sur une accumulation de mensonges qui broient tout espoir de retour en arrière. Dans « Clap.CH », Iris Kaltenbäck explique qu’elle désirait « raconter comment du vrai naît du faux » : « le mensonge va provoquer des vrais sentiments, des vraies relations, des vraies situations. C’est très difficile de démêler le vrai du faux dans le mensonge. C’est là que ça devient un piège dans lequel on s’enferme » (Clap.CH).
Lydia va transformer sa propre existence en fiction, elle va s’inventer une vie et faire croire à Milos, qu’elle recroise par hasard dans un ascenseur de l’hôpital, que le bébé qu’elle porte dans ses bras est le sien. A partir de là, elle met en scène sa vie, comme Iris Kaltenbäck met en scène son personnage. La cinéaste désirait dépeindre le point de vue de la jeune femme, l’accompagner dans ses cheminements, l’escorter au plus près. Il était important pour elle de ne pas la juger, mais plutôt tenter de la comprendre, de l’humaniser. Et il était aussi nécessaire de ne pas caricaturer le personnage de Milos (Alexis Manenti), de ne pas le mettre de côté. D’ailleurs, Iris Kaltenbäck a choisi d’insérer une voix-off qui est celle de Milos : il est le narrateur de cette histoire, car il lui est nécessaire de tenter de comprendre Lydia. Dès le début, nous apprenons que la jeune femme est en prison. Aucune image de procès. La cinéaste préfère revenir en arrière et suivre Lydia en embrassant son point de vue sur ces moments de vie. Quant au personnage de Milos, elle raconte : « J’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui n’a a priori aucun désir de paternité, une sorte de loup solitaire presque un peu cliché. Lorsqu’il y a cette rencontre avec le bébé, un attachement va se créer hors du biologique, de l’ordre de la pure croyance, une volonté de croire qu’il est le père de cet enfant. De la même façon, je voulais interroger ce lien de paternité qui se crée chez une personne pour qui on ne l’attend pas forcément » (Sorocine). Le souhait d’Iris Kaltenbäck était d’écrire un film romanesque, où la solitude touche différemment ces êtres ordinaires qui se meuvent dans un quotidien pas toujours facile.
Milos et Lydia exercent tous les deux des professions dont la société ne peut se passer (chauffeur de bus la nuit et sage-femme) mais qui les oblige souvent à vivre à l’écart des autres, de par leurs horaires, leur fatigue. Ces métiers les contraignent à se dissocier et les poussent à l’isolement, au sein d’un environnement urbain très fort, où l’errance des personnages est mise en exergue par la cinéaste. Iris Kaltenbäck cite plusieurs films qui l’ont inspirée. Tout d’abord « Taxi driver » de Martin Scorsese et « Panique à Needle Park » de Jerry Schatzberg, deux films américains des années 70, pour la « corrélation entre le romanesque et le réel » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique au Festival de Cannes). La réalisatrice aime instiller du réel dans la fiction, bien ancrer ses personnages comme des héros ordinaires, a l’instar des personnages de deux autres films qu’elle cite aussi comme références : « Yi Yi » d’Edward Yang et « Millenium mambo » de Hou Hsia-Hsien, films taïwanais des années 2000, où les héros sont esseulés, isolés du monde urbain qui les entoure. La solitude et le rapport à la ville sont inhérents à ces films. Et c’est ce qui intéresse Iris Kaltenbäck. Toutes ces références ont fait l’objet de discussions et de réflexions entre la directrice de la photographie Marine Atlan et la cinéaste. Celle-ci aime aussi le travail des réalisatrices Kelly Reichardt et Lucrecia Martel, ainsi que du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi, parce qu’ils « abordent la question de l’expérience féminine d’une façon intime » (Semaine de la critique, Cannes). Enfin, Iris Kaltenbäck aime énormément le cinéma de Kaurismaki : « Il arrive à raconter comment des solitudes se rencontrent, mais aussi la mélancolie amoureuse, le trouble suscité par les premiers regards » (Frenchmania, interview I. Kaltenbäck). Elle a pensé à ce cinéaste pour la séquence où Lydia et Milos se rencontrent, la nuit, et qu’ils vont vivre leur premier tête-à-tête. La réalisatrice se nourrit du cinéma qu’elle aime, de manière éclectique. Grâce à tous ces cinéastes, elle s’enrichit, s’imprègne de leur art, et insuffle à son œuvre propre un souffle nouveau, singulier.
La question de la solitude est donc au centre de ce film à travers Lydia et Milos, mais elle va aussi toucher le personnage de Salomé. Pourtant elle a une vie épanouie, bien incorporée dans la société, avec un bon niveau de vie et un mari avec lequel elle se sent bien. C’est la naissance de sa fille qui va tout bouleverser : elle se sent d’abord totalement étrangère à ce bébé, isolée pour la première fois de sa vie, vivant avec effroi la solitude que le baby blues peut procurer : la déprime, la fatigue, la tristesse… La vacuité s’installe, ainsi que l’incompréhension. Et c’est Lydia qui va la soutenir et lui proposer de s’occuper régulièrement de l’enfant pour que son amie récupère, aille mieux. Salomé est la famille que Lydia a choisie. Son bébé fera naturellement partie de sa famille de cœur. Jusqu’au mensonge fatal, celui qui va l’emmener vers l’issue fatidique d’un comportement irrémédiable. L’enfant, qu’elle fait passer pour le sien et celui de Milos, va la ramener vers une sensation de bonheur qui l’avait quitté depuis longtemps. L’homme qu’elle aime est revenu vers elle, parce qu’il y a la petite Esmée (prénom signifiant « qui est aimé »). Lydia a fui le réel, pensant qu’altérer la vérité lui permettrait de revenir à la vie, à un espoir. Elle est dans le déni, pour de petits instants de félicité.
Le titre du film, « Le ravissement », s’inspire d’un livre de Marguerite Duras, « Ravissement de Lol V. Stein » (1964). Iris Kaltenbäck explique combien ce roman l’a chamboulée lorsqu’elle était adolescente, avec « l’histoire de cette femme qui voit son fiancé tomber fou amoureux d’une autre femme devant ses yeux ». Elle se souvient « J’avais adoré la manière dont elle racontait le trauma de façon presque sourde, et le déni, ce déni qui habite le personnage pendant tout le livre et qu’elle a besoin de revisiter. Ca m’avait parlé de façon très intime, éclairé sur le rapport qu’on peut avoir aux évènements difficiles dans la vie et paru extrêmement juste. Cette façon de saisir comment les choses traumatisantes ressurgissent lentement, de manière déplacée » (Semaine de la critique, Cannes). Le déni de chagrin est lui aussi au centre de l’histoire écrite par la cinéaste. De surcroît, le terme « ravissement » est un mot polysémique. Il suggère l’extase, l’émotion d’une personne exaltée, mais aussi l’enlèvement, le rapt. Pour Iris Kaltenbäck, ce titre se rapporte avant tout à une extase amoureuse, au fait « d’être ravi à soi-même ». Son personnage Lydia « est ravie à elle-même, (…) et c’est comme ça que commencent les mensonges : elle se perd dans le regard de l’autre, elle se perd car elle subit une rupture amoureuse qui la traumatise (…). Elle ne sait plus très bien qui elle est et c’est à partir de ce moment là qu’elle commence à faire fiction d’elle-même et à mentir ». Ce titre représente ainsi « l’idée qu’on peut être comme enlevée à soi-même avant toute autre forme de ravissement » (Interview Clap.ch).
Iris Kaltenbäck, à travers sa mise en scène, nous fait percevoir les sensations psychiques de cette jeune femme en souffrance, tout en l’impliquant sur la tournure absolument condamnable de ses agissements. Elle est en compassion avec Lydia, sensible à sa douleur, son déni, son mensonge. Elle l’humanise, tente de la sonder, sans jugement ni déni de l’acte criminel qu’elle va commettre. C’est le chemin qui a emmené la jeune femme vers l’irréparable, qui la fait s’emprisonner dans cette fabulation, qui nous emporte. Et c’est justement ce que Milos tente de saisir. Surtout qu’il n’a rien décelé du comportement déviant et du désarroi de Lydia. A-t-il lui aussi eu une once de déni ? N’a-t-il pas voulu voir ? En cela Milos est un personnage qui suscite beaucoup d’intérêt : il se remémore les moments passés pour cerner où il a failli, ce qu’il a laissé échapper sans se poser de questions. Il cherche, s’interroge, tout comme la réalisatrice le fait.
« Le ravissement » parle aussi d’un sujet inhérent à cette histoire : la maternité. La manière de filmer un accouchement s’est très vite posée pour Iris Kaltenbäck et M. Atlan. La cheffe opératrice, la trentaine passée, aime travailler avec des réalisateurs proches de son âge : « C’est important pour moi de faire des films avec des cinéastes de ma génération pour repenser la manière dont on les fabrique, pour réfléchir à une logique d’horizontalité sur un plateau, mais aussi pour renouveler les formes » (Marine Atlan, Trois couleurs). La question de la justesse quasi-documentaire de la maternité s’est imposée : « Je me suis rapidement dit que je voulais filmer de vrais accouchements, filmer cette épreuve physique et poser cette question du ravissement, du premier regard, le filmer. Que ce soit là, avoir cette précision documentaire sans recourir au discours » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique, Festival de Cannes). La cinéaste, avec l’autorisation d’une maternité, a pu accompagner les gardes de sages-femmes pour s’imprégner de leur travail, de leur investissement, de leur manière de s’occuper des parturientes. Certaines futures mamans ont accepté d’être filmées pendant leur accouchement. Hafsia Herzi (Lydia), habillée en sage-femme, a assisté et épaulé une vraie sage-femme, tout en s’investissant totalement, et alors pris réellement part aux accouchements. La cinéaste a ainsi mis en images une confluence entre la fiction et le réel. Il y a une authenticité poignante dans les scènes tournées à la maternité.
Au sujet de la photographie, Iris Kaltenbäck explique qu’elle voue un intérêt immense à la couleur. L’incidence des films américains des années 70 l’a beaucoup stimulée, vis-à-vis du rendu de leur granulation. Elle cite par exemple les couleurs Kodak de « Taxi driver » de Martin Scorsese. Elle justifie ce choix : « On peut utiliser toute une palette de couleurs vives même pour raconter une histoire des plus sombres. Pour ce film, j’avais envie de prendre le contre-pied des traitements un peu clichés du fait divers au cinéma, de m’éloigner des teintes grisonnantes et du naturalisme. (…) Je trouvais ça plus fort de raconter, par le vêtement aussi, qu’elle veut être vue ». Elle ajoute, au niveau des séquences nocturnes : « J’avais envie de travailler sur les lumières de la ville quand le soleil n’est plus là, et de pousser à fond le romanesque et la fiction » (Interview I. Kaktenbäck, Frenchmania). Quant à la musique, composée par Alexandre de la Baume, elle s’est imposée comme une « vraie narration ». Le musicien a pu composer dès l’écriture du scénario, ce qui fut fructueux pour le tournage, où la réalisatrice possédait déjà les premières ébauches des musiques d’Alexandre. Les différentes tonalités et sonorités sur les morceaux qu’il lui présentait ont permis de créer un dialogue entre image, voix-off et musique, ce qui a beaucoup servi le film. A de la Baume confie « Ce que j’ai apprécié dans le scénario, c’est qu’il se situait à l’intersection de différents genres. Ce n’est pas un film naturaliste. Ce n’est pas non plus un thriller. Il y a un aspect romanesque marqué avec cette voix-off (l’amant, Milos). (…) On se sent très proche de l’héroïne car elle est présente dans chaque scène, et en même temps, on s’interroge avec le narrateur à son sujet. Je voulais donc que la musique ait cette tonalité romanesque, sans être trop datée. Je ne voulais pas non plus composer une bande originale à l’ancienne. Il y a un aspect documentaire dans le film (la maternité). Je souhaitais que la musique épouse le lyrisme du film, sans orienter de manière excessive le drame. Le film n’est jamais lourd en soulignant de manière appuyée le tragique ou l’angoisse de la situation. Je voulais que la musique reflète cette dualité présente dans le titre, « Le ravissement », avec ses connotations à la fois extatiques et dramatiques » (A. de La Baume, Cinezik). Là encore, la musique ne suggère ni n’impose aucun jugement. Elle est en lien étroit avec le personnage de Lydia, dans cette terrible spirale de solitude, de mensonge, de cet immense besoin d’amour insatiable.
« Le ravissement » est un film qui nous emporte, nous ravit, en toute subtilité, et nous interroge sur les chamboulements et l’essence même de la nature humaine, et dès lors sur nous-mêmes.
Réalisation : Iris Kaltenbäck / Scénario : Iris Kaltenbäck / Directrice de la photographie : Marine Atlan / Chef opérateur son : Guilhem Domercq / Décors : Anna Le Mouël / Costumes : Caroline Spieth / Musique : Alexandre de la Baume / Montage : Suzana Pedro / Production : Mact Productions, Marianne Productions, JPG Films, Jean-pierre Guérin / Distribution : Diaphana Distribution, Be For Films / Distribution des rôles : Hafsia Herzi (Lydia), Alexis Manenti (Milos), Nina Meurisse (Salomé), Younès Boucif (Jonathan), Radmila Karabatic (Jelena), Ana Blagojevic (Ana), Grégoire Didelot (Philippe), Matthieu Perotto (Julien)
Marco Bellocchio révèle le pouvoir et l’emprise destructrice de l’église catholique du XIXème siècle lors de l’affaire Mortara, histoire tristement irrécusable où un jeune garçon juif de sept ans est enlevé de force à sa famille par l’injonction du prêtre inquisiteur qui envoie en pleine nuit les soldats du Pape pour emmener le petit Edgardo.
Le cinéaste ouvre son film en l’an 1858, au sein du quartier juif de Bologne, où le couple Mortara, de confession juive, vit avec ses enfants. La ville est alors sous l’autorité des Etats pontificaux. Ses soldats font une intrusion nocturne dans l’appartement des Mortara, obligent les parents à lever les enfants déjà couchés et demandent les prénoms des garçons. Seul Edgardo les intéresse. Baptisé secrètement six ans auparavant par l’ancienne nourrice catholique de l’enfant (qu’elle baptise seule aves quelques gouttes d’eau sur la tête du bébé !), le petit de sept ans va en conséquence être arraché à ses parents, déraciné de cette famille aimante, pour être confié à l’école des Catéchumènes, dépendante du Saint-Siège, alors que le Pape Pie IX y « règne » comme un despote. Les parents d’Edgardo n’auront de cesse de se battre pour récupérer leur fils, d’avertir l’opinion publique de cet enlèvement effroyable, et de soulever la communauté juive, jusqu’à une incidence internationale, afin que Pie IX revienne sur cette décision brutale. Mais le Pape reste intransigeant, insensible à la détresse de la famille. Le garçon fait son entrée dans sa « nouvelle demeure », avec d’autres enfants de son âge où un petit camarade lui conseille d’adopter une conduite irréprochable pour revoir rapidement sa famille. On lui confie, devant une représentation gigantesque du Christ sur la croix, que les juifs ont tué Jésus. Edgardo va alors scrupuleusement apprendre et suivre la doctrine catholique, donnant l’impression que cette conversion est harmonieuse et épanouissante. Le père et la mère du petit pourront le revoir chacun leur tour au bout de quelques mois. Mais le déchirement est total. Jamais les parents n’accepteront de se convertir pour être de nouveau près de leur enfant, mais jamais ils ne cesseront de lutter pour qu’il soit à leurs côtés. Cependant l’endoctrinement psychologique opère avec fulgurance sur Edgardo dont l’esprit semble plonger sans retour dans la foi catholique.
Marco Bellocchio s’inspire sans concession de l’histoire vraie d’Edgardo Mortara qui, malgré cette effroyable douleur que fut la séparation cruelle d’avec les siens, devint prêtre et resta toute sa vie un fervent catholique. L’histoire de ce jeune garçon fut à l’époque très médiatisée, grâce au combat incessant de ses parents contre le pouvoir pontifical, en sollicitant la presse et la communauté juive. Le scandale fut retentissant, mettant en exergue une résistance face au pouvoir pontifical et à l’arrogance d’un Pie IX conservateur et sentencieux. Et cela lors d’une période historique qui marque une orientation nouvelle : le prochain démantèlement de l’Etat pontifical. Ce virage politique amènera quelques années plus tard l’unification de l’Italie, délivrée de la mainmise papale.
Les recherches sur l’affaire Mortara apprirent de surcroît au cinéaste qu’elle était loin d’être la seule : les historiens témoignent que de nombreux récits actant de conversions forcées furent de mise, accrues par des circonstances historiques où les juifs étaient fermement discriminés. Ces conversions « clandestines », justifiées en invoquant la certitude religieuse que la foi catholique est la seule qui puisse sauver les âmes perdues, furent donc répandues afin d’inciter les familles de confession juive à adopter la religion catholique. En acceptant de se convertir, les parents pouvaient alors reprendre leurs enfants. Mais les Mortara ne cèderont jamais. Pour eux, le choix est impossible.
Marco Bellocchio s’intéressa à ce sujet passionnant il y a déjà quelques années, mais il apprit que Steven Spielberg travaillait sur ce projet et avait décidé de faire un film sur l’affaire Mortara. Il laissa donc tomber. Lorsqu’il sut que Spielberg avait finalement décidé d’abandonner, il se lança dans cette aventure. Le cinéaste avait découvert l’existence d’Edgardo dans un livre du fervent catholique Vittorio Messori, très conservateur, qui soutenait l’attitude du pape et justifiait alors sa manière d’agir sur l’arrachement du petit garçon à sa famille. Cet auteur soutenait la thèse d’une libre conversion de la part du jeune homme. Le principal concerné, Edgardo Mortara, écrivit de son côté son autobiographie pour certifier que sa conversion n’avait pas été forcée. Le cinéaste a d’ailleurs utilisé quelques éléments de ce livre dans son film. Dans son interview cannoise, Marco Bellocchio explique que le livre de V. Messori « révèle les contradictions de Mortara sur le plan existentiel. Mortara a revendiqué sa liberté et sa conversion spontanée pour devenir catholique. Mais le récit de Messori trahit une souffrance, une angoisse permanente avec les contradictions qui l’habitaient. » Cependant, Edgardo « n’a jamais remis en question sa conversion à la foi catholique » (Festival de Cannes).
En sus de ces références, Marco Bellocchio et la scénariste Susanna Nicchiarelli ont axé leurs recherches sur les livres de Daniele Scalise et David Kertzer. De plus, S. Nichiarelli a expliqué lors d’une conférence de presse : « Nous avons eu la chance de pouvoir travailler sur les sources directes. Nous avions les dépositions du procès et notamment celles de Mariana Mortara, la mère, qui décrivait en détail toute la première partie du film, l’arrivée des policiers, le fait qu’ils demandent le nom des enfants… Cela nous a permis de choisir entre un grand nombre d’éléments qui sont vraiment arrivés » (France 24).
L’histoire des Mortara a tellement provoqué de réactions enflammées, en raison de sa forte médiatisation, que moult ouvrages ont été écrits, avec des faits souvent divergents, des opinions biaisées. Il a donc fallu traiter les différentes informations, les écrémer. Une fois ce laborieux travail réalisé, les coscénaristes ont dû tisser les liens et pensées intimes et profonds des personnages, sur lesquels il y avait peu d’indications. Les faits historiques, eux, ont été strictement respectés. Ils ont aidé à structurer le scénario, qui s’articule autour de trois évènements : l’enlèvement en 1858 ; le procès de l’inquisiteur Feletti, grâce à la prise de contrôle des nationalistes à Bologne en 1860 ; et enfin la prise de Rome en 1870 (Brèche de Porta Pia) qui marque la chute des Etats Pontificaux et du pouvoir papal. Car cette histoire a eu lieu alors que le pouvoir temporel de l’Eglise commençait à s’effriter. La domination outrancière des Etats pontificaux glissait sur une vague fondamentaliste, où l’intolérance pouvait briser des vies sans aucun remords. Marco Bellocchio explique d’ailleurs que son opus est avant tout un film contre l’intolérance, et non contre l’église catholique. Il raconte : « Le petit Edgardo n’a jamais été maltraité, au contraire, il a bénéficié d’une attention extrêmement bienveillante ». Il le décrit comme « une bouée de sauvetage » au sein d’un monde qui s’effondre : « Quand quelqu’un, comme un dictateur, ne veut pas perdre le pouvoir, il préfère aller jusqu’au bout de la chute. C’est le cas de Pie IX qui dit : « Non, je ne renoncerai pas au petit Edgardo » » (Marco Bellocchio, France 24). Le pape Pie IX, progressant dans une logique impérieuse et tyrannique, est ici montré comme l’antithèse de cette famille juive qui dédie son existence à l’union familiale, à la force et la profondeur d’une intimité protégée, à ses croyances.
Le cinéaste traduit cette dichotomie par une mise en parallèle, et de temps en temps par un montage alterné, entre les rituels judaïques et catholiques, entre la lutte des parents d’Edgardo pour reprendre leur fils et les différentes phases du parcours d’Edgardo au sein de l’église catholique, mettant par exemple en exergue des analogies sur la gestuelle de la mère et celle du pape. Edgardo se cache, au début du film, sous la robe de sa mère chérie pour ne pas être emmené. La scène où Edgardo se réfugiera sous la robe papale dans les jardins du Vatican y fera écho. Le transfert est sous-jacent et implicitement terrible. Marco Bellocchio navigue de surcroît entre l’endoctrinement du petit garçon et son admiration hypnotique pour le Christ, et l’attente cruelle que subissent ses parents. Le désespoir grandissant des parents est mis en parallèle avec une quiétude qui apparaît de plus en plus nettement chez Edgardo, s’immergeant indubitablement dans la croyance catholique. Deux autres scènes s’entremêlent avec effroi : celle du procès qui proclame que l’inquisiteur Feletti, accusé d’avoir enlevé Edgardo, est innocent, avec la cérémonie de la Confirmation du garçon qui se déroule à Rome, scène qui soutient fermement le baptême réalisé clandestinement par une bonne névrosée. Le cinéaste montre avec habileté l’emprise inexorable de l’Eglise sur l’enfant, autant que la perte abominable d’un fils volé, embrigadé, et converti. La mezouza, offerte par la mère d’Edgardo à son fils, sera très vite remplacée par la croix catholique accrochée au cou de l’enfant. Mais pour montrer le refus des familles à se convertir malgré l’horreur de la conversion forcée de leur enfant, la maman de Simone, garçon juif emmené lui aussi dans cette école à Rome, réussira à placer une mezouza dans le cercueil ouvert de son fils mort de maladie lors de la cérémonie à l’église. De plus Marco Bellocchio enchevêtre les scènes intimistes à celles de l’Histoire italienne, alors que le désordre politique bat son plein, que le pays est en pleine tourmente.
Esthétiquement, le cinéaste a pris soin de travailler sur le clair-obscur, avec des teintes nuancées à l’instar des peintures italiennes de 1840 à 1870. Comme l’explique le directeur de la photographie Francesco di Giacomo : « C’est fascinant en temps qu’œuvre d’époque, mais un peu moins en termes de lumière et de couleur » (Interview Sony). Dans sa conférence de presse à Cannes, Marco Bellocchio précise : « Nous nous sommes inspirés de la peinture réaliste et romantique de l’Italie du 19ème siècle, une période durant laquelle l’Italie s’est construite et dont sont issues nombres de toiles avec des sujets militaires et familiaux. En ce qui concerne les décors, les costumes, les couleurs et les contrastes, nous nous sommes également basés sur des toiles issues de la grande tradition pré-impressionniste de la peinture italienne et française, tel Eugène Delacroix ».
En terme de lumière, le directeur de la photographie nous apprend que Marco Bellochio ne désirait pas qu’il y ait de « grandes zones d’obscurité : il voulait que le public puisse voir partout, et il ne voulait pas de bougies ». Pour F. di Giacomo, ce fut une gageure. De plus, les jeunes acteurs (de nombreux enfants jouent dans le film) devaient le plus possible tourner durant la journée, même si beaucoup de scènes du film se déroulent la nuit. Il a donc fallu filmer ces scènes nocturnes de jour : « une option était de placer une tente au-dessus des bâtiments ou de bloquer complètement la lumière extérieure, mais Marco voulait que le spectateur ait l’impression qu’un monde existait en dehors. C’était particulièrement important pour les scènes d’ouverture où l’enlèvement a lieu pendant la nuit. (…) Les concepteurs de production du film ont habillé les fenêtres pour qu’elles ressemblent à de vieilles fenêtres en plomb, et des rideaux ont été utilisés pour réduire la quantité de lumière qui passe à travers. Parce que les personnages principaux étaient souvent des enfants, la caméra était généralement assez basse par rapport au sol, donc quand il y avait une fenêtre en arrière-plan, le ciel « nocturne » devait au moins être légèrement visible à travers » (Sony). Nous mesurons grâce à ces témoignages toutes les contraintes et la complexité d’un tel tournage. De surcroît, filmer les plans extérieurs fut aussi complexe, pour des raisons différentes. Les scènes de nuit extérieures, tournées dans des villes italiennes historiques (dont évidemment Bologne), nécessitaient que les éclairages de rue soient éteints. Ces lieux magnifiques sont très touristiques, d’où la difficulté de bloquer leur passage. Mais l’équipe a relevé le défi pour remédier à toutes ces exigences. En terme d’image, le directeur de la photo conclut : « L’objectif était de produire une image très propre et pure. Parce que l’histoire montre beaucoup de souffrance, il était important d’avoir cet aspect épuré pour que le public ne se sente pas opprimé en regardant le film » (Interview F. di Giacomo, Sony, Le tournage de « Rapito » avec la Venice, septembre 2023). Ce travail sur la lumière, sur la photographie, est sublimé par les compositions musicales de Fabio Massimo Capogrosso. La musique est souvent puissante et lyrique afin d’accompagner les émotions magnifiées par les images. Mais ces grands airs symphoniques pouvaient également trancher avec une disharmonie de sons, des sonorités suraiguës, perçantes et déconcertantes, avec un tintement de cloches mélangé aux notes musicales… Là aussi la création sonore fut délicate. Dans une interview sur Cinezik, F. Massimo Capogrosso explique : « il a fallu faire des recherches sur la musique hébraïque et chrétienne. Le réalisateur ressentait le besoin de représenter ce contraste entre ces deux religions. Il voulait également un langage très original et contemporain. Il y a aussi des anciens airs populaires. Pour moi, les modèles ont été Stravinski, Berio. Il voulait donc se rapprocher de la source. » Plusieurs thèmes habitent le film : « Le thème le plus humoristique représente le monde des enfants, l’atmosphère ludique. Pour le thème dramatique, j’ai mélangé des éléments de mon propre style, de ma musique et un thème populaire de la fin du 19ème siècle. J’ai pris les quatre premières mesures de ce thème et les ai modifiées en fonction des besoins du film » (Cinezik). De plus, le compositeur a créé des thèmes qui accompagnent la trajectoire de vie du personnage d’Edgardo, ce qui instaure un lien narratif. D’autres spécificités sont aussi présentes dans « L’enlèvement », comme elles le sont toujours chez Marco Bellocchio : l’onirisme et le sens du grotesque. Deux scènes oniriques sont mises en image : le rêve d’Edgardo, qui retire les clous de l’immense croix du Christ afin qu’il descende et puisse partir, et le cauchemar de Pie IX où des rabbins le circoncisent. Le cocasse, l’absurdité, font aussi partie de la signature du cinéaste. C’est aussi une manière de disloquer les comportements humains, de fouiller dans la nature même des individus. Tenter de sonder l’être, avec toutes ses contradictions, est un dessein qui préoccupe Marco Bellocchio. C’est avant tout l’histoire de ce jeune garçon qui a passionné le cinéaste. Car Edgardo est toute sa vie resté fidèle à l’église catholique, même lorsqu’il a eu la possibilité de la quitter (lors de la libération de Rome). Quant au drame de la séparation de l’enfant et de ses parents, de l’enlèvement au nom d’un pouvoir absolu qui n’est autre que criminel, le réalisateur y a trouvé un sujet à la fois perturbant et abominable. Sans oublier l’obsession d’Edgardo, jusqu’à sa mort, de vouloir encore convertir sa famille dévouée à jamais au judaïsme.
Le cinéaste de 83 ans nous livre un film d’une puissance incroyable, d’une destinée inouïe et déconcertante. Marco Bellocchio a été ému par cette histoire tant par l’émotion qu’elle insuffle, que par le malaise et la discorde qui la hantent. La conviction religieuse, l’emprise, l’absolutisme papal, la résistance face à une injustice effroyable et l’amour familial traversent ce film avec grâce et dignité. Le cinéaste n’a pas perdu de sa superbe.
Réalisation : Marco Bellocchio / Scénario : Marco Bellocchio et Susanna Nicchiarelli / Musique: Fabio Massimo Capogrosso / Décors : Andrea Castorina / Costumes : Sergio Ballo et Daria Calvelli / Photographie : Francesco Di Giacomo / Son : Adriano Di Lorenzo / Montage : Francesca Calvelli / Production : IBC Movie, Kavac Film, Rai Cinema, Ad Vitam, The Match Factory / Distribution : 01 Distribution, Ad Vitam / Date de sortie : 1er novembre 2023
Distribution : Paolo Pierobon (Pie IX), Fausto Russo Alesi (Momolo Mortara), Barbara Ronchi (Marianna Padovani), Enea Sala (Edgardo Mortara enfant), Leonardo Maltese (Edgardo Mortara adulte), Corrado Invernizzi (Juge Carboni), Filippo Timi (Cardinal Giacomo Antonelli), Fabrizio Gifuni (Feletti l’inquisiteur)
Après six années d’absence sur la scène théâtrale, Vincent Macaigne fait son grand retour avec une adaptation diantrement libre de Richard III, la pièce du dramaturge William Shakespeare écrite en 1592. Il en est l’auteur, le metteur en scène et le scénographe, et nous livre une œuvre tragi-burlesque où le chaos pulvérise l’espace scénique avec une énergie démesurée, exubérante, fantasque.
« Avant la terreur » s’inscrit dans un mode sociétal dysfonctionnel, où la « terreur institutionnelle » bât son plein. Afin d’accéder au trône, Richard III va se révéler d’une cruauté implacable, amassant avec ignominie les macchabées, au cœur même de la résidence souveraine, royale, où conspirationnisme, perversion et immoralité règnent avec fracas. Mais c’est aussi la bêtise humaine que Vincent Macaigne invoque chez son Richard III.
Ce roi (qui régna de 1483 à 1485), mort durant la guerre des Deux-Roses, fut l’ultime souverain de la lignée des Plantagenêts. La pièce de William Shakespeare fut commandée par les Tudors afin de dénigrer les Plantagenêts, par l’intégration de données erronées. Le dramaturge anglais y dénonce cependant une institution de rumeurs, de sources incontrôlées qui désorientent tout un système. Vincent Macaigne fait de Richard III un idiot, violent et absurde, où la tragédie du théâtre élisabéthain et le burlesque des Monty Python cohabitent, mettant en exergue une idéologie et une époque perverties par le poison de l’avilissement, de la dépravation, mais aussi par la bouffonnerie. Pour l’auteur d’ «Avant la terreur », le thème de sa pièce est « la mise à mal du rêve ». Il explique sa démarche : « c’est la toxicité de notre histoire qui m’intéresse. Elle est sensible chez Shakespeare dans cette légende des rois d’Angleterre. Fondamentalement il y a là le thème de la malédiction. Richard III est une pièce de malédiction : des personnages viennent régulièrement le maudire ou maudire le monde tel qu’il va. (…) Aujourd’hui, tous les deux jours, il y a quelqu’un qui nous annonce une fin du monde possible à cause de l’intelligence artificielle, de la robotique, d’un nouveau virus, des problèmes écologiques, des dictateurs, de la guerre nucléaire… Ce qui n’est pas sans fondement » (Interview V. Macaigne, MC93). Vincent Macaigne se sent, comme nombre d’entre nous, appartenir à une génération qui « pressent que les choses vont trembler. D’ailleurs cela a déjà tremblé, je ne peux plus dire « avant la guerre », la guerre est là, donc c’est « avant la terreur » (MC93). Cependant l’homme qu’il est a de l’esprit, il est fantasque, farceur, amuseur. Il aime citer les Monty Python comme axe référent. Et cela pour la jonction entre l’effroi et l’euphorie, qui provoque l’extravagance du burlesque, a l’instar du jeu grotesque et bouffon des représentations de l’époque médiévale.
Vincent Macaigne fait une adaptation très personnelle de « Richard III ». Plusieurs textes ont influencé son écriture. Tout d’abord, en sus de « Richard III », il y a le « Henri IV » de Shakespeare (ces deux pièces font partie de la première tétralogie du dramaturge anglais). Mais il a aussi greffé d’autres textes, de Friedrich Nietzsche au dramaturge Heiner Müller, mais aussi de lui. Tout cela se mixe d’autant plus au plateau, où l’écriture évolue, se transforme, les comédiens pouvant aussi avoir une place importante dans la réécriture de la trame.
Macaigne a considéré qu’il était plus intéressant de ne pas uniquement s’axer sur la cruauté de Richard III. Il partage la malfaisance de cet homme avec les autres personnages, dans cette société horrifiante, où il devient presque habituel que l’abjection et l’infamie aient leur place. La complaisance n’est pas la bienvenue, excepté chez la jeunesse. Mais cette jeunesse sera bafouée, puisque le jeune adolescent sera abjectement assassiné par son oncle richard (la scène n’a pas lieu dans la pièce originelle). Les seules étincelles d’espoir, d’espérance, sont donc présentes pour Macaigne dans la jeune génération (ici avec le neveu et la nièce de Richard). Il allie à l’enfance une pureté qui depuis longtemps a quitté les autres personnages souillés par le mal.
« Avant la terreur » est une pièce où passé et présent s’entremêlent, où les valeurs et les empreintes culturelles se meuvent et se chevauchent, les repères de l’histoire contemporaine s’interférant dans cette tragédie du 16ème siècle. Le despote et « sa » cour sanguinaire et haineuse sont associés à des évènements d’époques plus récentes qu’un écran fait défiler, comme des explosions nucléaires, les attentats du 11 septembre, différentes guerres, des accidents de la route… Quant à certains discours, ils parlent d’une actualité brûlante et actuelle : la sécurité sociale universelle, les questions sur les frontières… Le programme politique proposé est purement un projet de dictature, où plusieurs ministères disparaissent, comme la culture, l’éducation nationale, ou encore la santé. Le droit de porter des armes y serait de mise. Vincent Macaigne use ici du passé pour évoquer sa manière d’appréhender la société dans laquelle nous vivons, pour traiter du présent. Il triture, il malaxe la condition humaine, gravite autour d’elle, tout en questionnant le monde, l’état du monde. Et cela dans un décor sommaire, brut, quasi primitif. La radicalité de l’espace scénique est sans concession, tout comme la radicalité du langage des personnages, des évènements. Le public entre par la scène, brumeuse et boueuse, ancre ses pas dans une terre glissante, liquide et sale. Et cela dans un décor tout blanc, d’une blancheur peu reluisante, plutôt blanchâtre. Seule la couleur rouge du sang tranche avec les tonalités glauques que la scène renvoie. Car le sang va gicler. Ce liquide rouge qui irrigue les tissus organiques se répand tout au long de la pièce, dans les cris, les pleurs, les larmes, la frénésie, le vacarme ! Avec démesure et outrance !
Vincent Macaigne ouvre sa pièce en donnant la parole aux femmes, qui présentent les différents personnages de la pièce, assis dos au public, excepté Richard qui est placé plus en arrière sur scène. Il ne confie donc pas le début de cette pièce à Richard, comme Shakespeare l’a fait. Les mots résonnent, le micro accentuant l’intensité de la parole, comme des cris qui n’en finissent pas de nous heurter, de cogner dans nos têtes. D’ailleurs, le théâtre propose à l’entrée de la salle des boules quies pour en atténuer la puissance. L’exaltation, la rage et la fureur fusent tout au long de la pièce, avec une énergie outrecuidante. Les comédiens sont bluffants. La plupart sont des compagnons de route du metteur en scène depuis longtemps. Cependant, Vincent Macaigne n’a pas pu garder tous les personnages qu’il désirait dans son adaptation, en raison d’un budget serré. Il en a donc sélectionné huit car il est compliqué pour lui de monter financièrement ses pièces. Sa réputation sur les coûts démesurés de ses créations en est la cause. (Le budget d’ « Avant la terreur » est finalement revenu à 650 000 euros). Hortense Archambault, qui dirige la MC93, l’a beaucoup aidé et soutenu. Il faut dire que les projets de V. Macaigne sont très longs à mettre en place, tant dans leur préparation, que dans les répétitions qu’il aimerait faire durer quatre mois ! De plus, il aime apostropher les spectateurs, sortir des sentiers battus pour que le public soit actif. Il veut susciter des réactions, créer le chaos pour que la vie exulte. D’ailleurs les rangs des spectateurs sont souvent éclairés, les comédiens peuvent arriver de tous côtés et s’insérer au milieu du public, l’interpeller même. Tout comme V. Macaigne adore provoquer ses comédiens durant les répétitions. C’est le théâtre qu’il aime. L’inattendu habite ses créations. Comme il le confie à « Télérama » : « Le théâtre, c’est beau quand c’est dangereux, quand on ne sait pas ce qui va arriver ». Mais il avoue : « il y a plus de désespoir que de colère dans mes spectacles. Plus de secrets que d’excès ».
Le retour à la scène de Vincent Macaigne nous emporte dans une énergie créative inconvenante qui bouscule le spectateur, face à cette absence de repères que le metteur en scène aime provoquer. Il parle de notre époque à travers cette épopée cinglante, gorgée de tourments, de virulence, de brutalité. L’emphase est à son apogée, mais elle cache une inquiétude bien légitime.
Du 5 au 15 octobre 2023 à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Du 15 au 27 juin 2024 à La Colline, Paris
« Avant la terreur »,
D’après Shakespeare et autres textes
Ecriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique : Vincent Macaigne
Avec : Sharif Andoura, Max Baissette de Malglaive, Candice Bouchet, Thibault Lacroix, Clara Lama Schmit, Pauline Lorillard, Pascal Réneric, Sofia Teillet et, en alternance, Camille Ametis, Clémentine Boucher, Lilwen Bourse
Production : MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis ; Compagnie Friche 22.66
Le cinéaste allemand Christian Petzold nous propose le deuxième volet d’une trilogie sur les mythologies romantiques allemandes liées aux éléments, « Le ciel rouge », où le « feu » succède à l’«eau » de son film précédent, « Ondine ». La combustion s’immisce ici en filigrane au sein de la nature, mais aussi des corps et des sentiments. Tandis que la planète s’enflamme, les émotions et les ardeurs s’animent, au cœur d’une clairière cerclée d’arbres qui semblent protéger une charmante maison de vacances.
Le film s’ouvre sur un paysage de forêt que deux amis, Leon et Felix, traversent en voiture. Ils tombent en panne et décident de rejoindre à pieds leur lieu de villégiature, la maison secondaire des parents de Felix. Ce dernier part à travers la forêt afin de trouver le chemin le plus rapide pour y accéder, tandis que Leon l’attend avec les sacs de voyage, seul au milieu des bois. D’entrée, deux caractères commencent à pointer : l’énergie de Felix, et l’indolence de Leon. Le cinéaste s’attarde sur l’attente de Leon, que l’on sent froussard à l’écoute des différents bruits de la forêt, les craquements et sons des animaux, et de l’hélicoptère qui présage peut-être de l’avancée des feux. Christian Petzold confie : « Comme les allemands aiment rêver, j’ai voulu que ce film d’été allemand commence dans la tradition des rêves romantiques allemands : la forêt, le demi-sommeil, la musique, deux jeunes hommes qui roulent en voiture et se perdent. Ils sont à la dérive » (Films du losange). Une tension s’installe, dévoilant déjà une amorce de la personnalité de Leon, ainsi que son corps pesant, caché par des vêtements qui tentent de dissimuler sa physionomie. Mais Felix ressurgit avec une vitalité qui ne le quitte jamais, et les deux compères accèdent assez vite à la maison de vacances tant attendue. Les deux jeunes gens découvrent alors une présence inattendue : le lieu est occupé. Des lasagnes et des assiettes sales traînent sur la table, le lit n’est pas fait, des vêtements féminins errent par terre, le son d’une machine à laver se fait entendre… Felix appelle sa mère qui s’excuse : elle a oublié de lui dire qu’elle avait prêté la maison à la fille d’une amie, Nadja. Désormais ils seront trois, ce qui exacerbe Leon qui désirait être au calme pour travailler et finir son deuxième roman. Là encore, les réactions des personnages sont aux antipodes. Felix accepte rapidement la présence de la jeune femme, lui laissant d’ailleurs la grande chambre : les garçons dormiront ensemble. La mauvaise humeur de Leon est palpable, et sera récurrente tout au long du film.
La forêt est le lieu du mythe germanique pour le cinéaste : « en Allemagne (…) les clairières sont des espaces dans lesquels, en dehors de nos sociétés, nous pouvons jouer avec nos rêves. Dans la forêt, on situe nos contes, comme les histoires des Frères Grimm ; ce sont des lieux peuplés de fantômes, de nymphes, de tragédies, de sorcières, de sacrifices. Donc pour ce film, nous avons construit une maison dans une clairière. Et quand deux des personnages arrivent dans cette maison, cela fait penser à la maison de la sorcière, chez Hansel et Gretel. J’adore jouer avec les mythologies » (Radio France). L’équipe, après avoir trouvé cette maison isolée dans la forêt, a complètement architecturé l’intérieur, que ce soient les murs, les ouvertures et les fenêtres : « ses portes, ses fenêtres et les axes visuels devaient être conçus de façon à ce que l’on puisse regarder les gens sans être visible soi-même. C’est pendant un long moment la perspective de Leon » (Interview C. Petzold, Films du Losange).
Ce que désirait avant tout Christian Petzold, « ce n’est pas que les gens découvrent la maison, mais que la maison attende les gens ». Après un court plan d’ensemble extérieur sur cette demeure, le cinéaste axe sa caméra depuis l’intérieur pour observer les garçons y entrer : « nous entendons que la maison a déjà ses propres bruits (…). Cette maison n’est pas innocente. Elle les attend. »
La présence de Nadja est palpable mais nous ne la découvrons physiquement que plus tard. Elle existe d’abord par l’intermédiaire de choses laissées ça et là dans les différentes pièces de la maison, puis par ce que considère Leon comme une nuisance sonore : le bruit de ses ébats sexuels avec un quatrième personnage, Devid, que nous découvrirons ultérieurement. Et la première fois que nous l’apercevons, la caméra la filme de loin, comme pour nous la révéler petit à petit : nous sentons dès lors chez elle une aisance et une liberté qui vont faire chavirer Leon, avec des réactions absolument contradictoires et déplaisantes. Nadja incarne le désir. Elle est belle, rayonnante, communicative, à l’écoute des autres…Tout l’inverse de Leon. Felix, égal à lui-même, reste généreux, lumineux, ouvert aux autres. Les deux amis sont venus pour finir leurs projets. Si Leon doit achever son livre, Felix, lui, doit produire un portfolio pour rentrer aux Beaux-Arts.
Le personnage de Leon est au centre de ce film. Christian petzold s’est inspiré de trois références bien distinctes pour le modeler. La première se rapporte à « La collectionneuse » d’Eric Rohmer. Le cinéaste a redécouvert tous les films d’Eric Rohmer pendant la pandémie, le distributeur des Films du Losange lui ayant offert l’intégrale de Rohmer lors de la promotion d’ «Ondine ». Avec entre autres l’ambiance estivale des réalisations rohmériennes où la jeunesse évolue, se métamorphose et grandit. « Le ciel rouge » joue une partition sentimentale, composée par Leon, Felix, Nadja et Devid (le maître-nageur) qui va lui aussi entrer dans ce tourbillon de la vie. Christian Petzold raconte dans une interview pour « Le Monde » : « Quand j’ai commencé à écrire le scénario, j’étais dans un état de tristesse lié au confinement. J’avais la sensation que la vie nous était fermée, comme tous les lieux (…). J’ai découvert pendant cette période l’œuvre d’Eric Rohmer et j’y ai retrouvé la vie dont on était exclu. Les films d’été sont une sorte d’éducation sentimentale, où l’on apprend par nos erreurs, par nos lâchetés, mais tout cela est humain et beau.»
La deuxième référence est « Missius », une nouvelle d’Anton Tchekhov, où des camarades artistes profitent les uns des autres durant un été. Deux sœurs habitent à côté, et l’une d’elle a des sentiments profonds pour l’un d’entre eux. Seulement cet artiste ne décèle rien : il s’intéresse uniquement à sa propre personne, il ne sait pas regarder les autres. Le lien avec Leon est indubitable. Enfin, le cinéaste fait directement référence à sa propre personne, ou du moins au souvenir qu’il a de lui lorsqu’il était un jeune réalisateur sur « Cuba libre » (1995). Il avoue avoir joué au réalisateur plutôt que de se questionner plus profondément sur son film. Et c’est ce qu’il fait transparaître dans « Le ciel rouge » : de quelle manière Leon joue à l’écrivain, et ne voit pas les autres, ne s’y intéresse pas. D’ailleurs Christian Petzold raconte à Radio France : « la première phrase que j’ai écrite pour « Le ciel rouge » est : « Portrait de l’artiste comme idiot ». Mais c’est évidemment dans le but de déclencher un éveil, d’orienter le regard vers l’autre, non en l’observant en retrait, mais en se sentant réellement concerné par ce qu’il est, ce qu’il ressent. Le cinéaste a d’ailleurs choisi le comédien Thomas Shubert parce qu’il « sait regarder (…). Et Thomas est très fort avec son regard » (Cineuropa).
Dans la grande interview des « Films du Losange », Christian Petzold parle de cette fameuse tonnelle où Leon se réfugie dans le jardin : « La tonnelle est le domaine de Leon. C’est aussi une scène sur laquelle il se présente. Il joue à l’écrivain, il simule le travail, il est sur sa propre scène. Mais cette scène n’a pas de spectateurs. Les autres, ceux qui sont de l’autre côté, à la table devant la maison, ceux qui s’amusent et rient et réparent un toit, sont bien plus intéressants que lui. Il était important pour moi que là où il est assis, il soit lui-même dans une position de spectateur. La maison, le pré, la grange, l’auvent, sont l’autre scène : là, d’autres peuvent avoir des interactions correctes, ils peuvent s’amuser et participer à la vie, ils peuvent toucher le monde et le transformer. J’aime beaucoup la façon dont Thomas Shubert traduit cela dans son jeu, avec ses regards, c’est fantastique… il est révolté de voir ça, et en même temps, il aimerait tellement être dans ce monde, là dehors » (Films du Losange). D’ailleurs Leon a un désir fou pour Nadja, il la scrute, quoi qu’elle fasse, mais il ne cherche pas à discuter avec elle pour mieux la connaître, pour savoir qui elle est vraiment. Alors que la jeune femme tente de créer un lien. L’ego surdimensionné de Leon met à plat toute tentative. Il tombera des nues lorsqu’il apprendra, lors d’une conversation à table avec son éditeur et ses camarades, que Nadja est doctorante en littérature allemande. Du côté des trois autres jeunes gens, la joie est donc au rendez-vous, les rires et les échanges passionnés, les corps exaltés, et cela avec un naturel qui s’oppose implacablement à Leon.
Mais la gravité va s’installer. La menace des incendies approche sans qu’ils réalisent qu’elle est à leur porte. La réalité des phénomènes climatiques fait ingérence dans cet havre de paix.
Le tournage du film a eu lieu lors de l’été 2022, période durant laquelle l’Europe était dévastée par les feux. La pandémie de la Covid nous hantait encore, ainsi que la guerre en Ukraine. Toutes ces tensions étaient bel et bien ancrées dans nos esprits, et dans les interrogations du cinéaste. Ces réalités se sont alors insérées dans nos vies. Dans « Le ciel rouge », la tragédie, portée par la fureur mythologique, va s’insérer dans celles des protagonistes. Leurs capacités d’agir sur ce phénomène se trouveront alors limitées : ils réalisent que la débâcle est bien présente, le désarroi immense. Et un évènement terrible va fracasser les moments d’évasion de ces vacances estivales. Ce qui produira une prise de conscience à laquelle Leon devra enfin faire face. Un éveil paraît maintenant inéluctable, une telle expérience dramatique ne pouvant que transformer les âmes. Le jeune homme deviendra-t-il enfin un écrivain ?
Christian Petzold a voulu situer ce « conte d’été » sur la côte de la mer Baltique anciennement est-allemande. La RDA reste toujours présente par petites bribes chez le cinéaste. Il mentionne l’auteur allemand Uwe Johnson, transfuge qui passa à l’ouest en 1959, et évoque ainsi, en filigrane, la terrible déchirure qui sépara les deux Allemagnes. La littérature est évoquée ici de manière récurrente. Nadja récite du Heinrich Heine, poète romantique allemand du 19ème siècle, sur lequel elle fait sa thèse de doctorat. Werner Hamacher, philosophe et théoricien allemand de la littérature est aussi cité,… et bien évidemment le personnage de Leon est un écrivain en devenir. Le projet artistique de Felix est lui aussi mis en exergue. Le cinéaste amène de surcroît une note humoristique sur les anciens est-allemands en donnant au maître-nageur le prénom de Devid, avec un « e » au lieu du « a », qui se voulait imiter les prénoms américains, en se leurrant sur leur écriture. Le lien du cinéaste avec l’Allemagne de l’est est très personnel. Ses parents ont fui la RDA dans les années 50, mais ont gardé un lien avec leur famille restée de l’autre côté du mur. Parsemer d’infimes traces de l’histoire des deux anciennes Allemagnes lui est cher.
Christian Petzold travaille depuis une trentaine d’années avec son directeur de la photographie Hans Fromm. La lumière et la beauté de cette côte baltique ont poussé le cinéaste à revoir le « Nosferatu » de Friedrich Wilhelm Murnau, film en monochrome élaboré grâce au teintage de la pellicule, où les couleurs changeaient suivant la valeur symbolique que l’on voulait y projeter (comme les ciels souvent verts chez Murnau). Pour la préparation de « Ciel rouge », le cinéaste a montré à son chef opérateur les séquences se passant la nuit qui furent colorées pour « Nosferatu ». Il aimait beaucoup cette idée-là. Il faut dire que Christian Petzold « adore tourner avec la lumière du soleil et puis faire des colorations pour obtenir des nuits américaines, tandis que les équipes lumières adorent tourner la nuit parce qu’ils font des lumières avec une centaine d’hommes, et c’est très masculin » (Interview C. Petzold Radio France).
Le cinéaste a répété avec les acteurs durant quatre semaines avant le début du tournage. Il aimait regarder avec eux des films qu’il choisissait préalablement (il leur a par exemple montré une comédie de Peter Bogdanovich). Et il fait des lectures. Durant celles-ci, il explique que la troupe d’acteurs a estimé que la première heure du « Ciel rouge » se rapportait à une comédie, ce qu’il a trouvé intéressant. Il est vrai que l’insouciance et la légèreté s’entremêlent avec une tension que Christian Petzold parsème par petites touches dans cette parenthèse estivale bien plus signifiante que ce qu’elle peut initialement paraître. « Il faut que le cinéma aime le monde », nous dit le cinéaste. « Le cinéma doit aimer les irrégularités, la complexité, et pas simplement rêver » (Radio France).
« Le ciel rouge » ne néglige aucunement notre rapport au monde, ni la confusion dans laquelle chacun peut s’enchevêtrer. La question du regard y est primordiale, dans tous les sens du terme. C’est la clairvoyance de ce regard ou même sa mutation qui peuvent renforcer la réflexion, la compréhension, mais aussi la création.
Mise en scène : Christian Petzold / Scénario : Christian Petzold / Directeur de la photographie : Hans Fromm / Décors : K. D. Gruber / Montage : Bettina Böhler / Son : Andreas Mücke-Niesytka / Production : Schramm Film Koerner & Weber / Avec : Paula Beer (Nadja), Thomas Schubert (Leon), Langston Uibel (Felix), Enno Trebs (Devid), Matthias Brandt (Helmut) / Sortie : Septembre 2023
Claudie Hunzinger, artiste plasticienne et romancière, vit depuis les années 60 à Bambois, un hameau des Vosges où elle et son compagnon de toujours sont entourés, voire absorbés par la nature environnante. Et c’est naturellement que son dernier roman, « Un chien à ma table », prend ses racines dans une maison isolée, aux confins d’une forêt vosgienne, nommée « Les bois-bannis ». La contiguïté avec la nature s’insinue d’ailleurs dans l’ensemble des créations littéraires et plastiques de cette artiste. Le roman va se nourrir de l’immense attachement entre un vieux couple retiré en marge de la société, et une jeune chienne surnommée Yes qui va surgir clandestinement dans leur vie.
Sophie et Grieg vivent ensemble depuis des lustres. Ils ont décidé depuis quelques années de s’installer et se noyer dans la nature. Elle, la narratrice du roman, est « écri-vaine », comme aime à le dire son compagnon. Elle sort de temps à autre de son antre pour ses passions, les mots, le langage, son activité de romancière. Quant à Grieg, il s’est définitivement replié aux Bois-bannis pour y lire, inlassablement. Il consacre ses nuits à la lecture, enfermé dans sa chambre qu’il ne partage pas avec Sophie qui a elle aussi sa pièce, son intimité, et qui a contrario vit le jour. Mais un élément extérieur va bouleverser ce train-train familier. Une jeune chienne meurtrie dans sa chair jaillit d’on ne sait où, là où la société l’a abîmée, pour donner sa confiance à cette femme qui l’accueille avec respect et chaleur. Rapidement il y a un échange absolument touchant entre ces deux êtres qui vont partager des moments de vie émouvants. Même blessée, Yes reste « vivante », comme un enfant qui a besoin de créer de la joie. Elle pousse Sophie à ressortir, à arpenter cette nature sauvage et belle qui entoure leur maison. La chienne et la romancière prennent soin l’une de l’autre. Grieg va lui aussi transformer ses habitudes, troublé par l’arrivée de Yes. Nous pouvons dire que Yes s’invite à la table de ce couple vieillissant qui se laisse charmer par cette petite créature qui redonne vie à leur monotonie. Ils se nourrissent les uns les autres et récupèrent une énergie qui s’était un peu éteinte. Jusqu’à refaire lit commun, élaboré de manière insolite mais aussi symbolique : sur une pile de journaux « Le monde ». Claudie Hunzinger y voit une « sorte de plaisir d’insolence » puisque « le monde autour d’eux, la société plutôt (…) s’est obscurcie (…). Ils s’en inquiètent (…). Ils dorment sur les nouvelles du monde » (Interview Radio France). Car le roman est aussi un questionnement sur la décrépitude de tout ce qui constitue cette terre, à travers la vision de deux personnes unies depuis de nombreuses décennies par la vie. Deux êtres unis de surcroît par la littérature, et donc par le langage, les mots. Et dont l’inspiration renaissante est régénérée par Yes, comme un hymne à la joie. La vieillesse de Sophie et Grieg se mêle à la jeunesse de Yes. Le partage est réel. Quant à la puissance de la nature, elle unit la chienne à Sophie de manière passionnelle, sauvage, inquiétante parfois. Ces trois personnages finissent par être en osmose totale. Le titre du roman, « Un chien à ma table », est une référence délibérée au roman de Janet Frame, « Un ange à ma table ». Car la chienne transmet à Sophie l’inspiration, ce souffle de « l’ange de l’écrivaine ». La relation est belle :
« Ma petite chienne affamée de langage, qui plus elle avait faim, plus elle se rapprochait de moi, s’est alors juchée d’un bond sur son fauteuil face au mien, y étalant sa pelisse grise, le menton posé sur le fatras de mes notes enfin ordonnées, me surveillant de près, pénétrée de son rôle, intraitable, m’épiant à travers ses yeux à demi fermés, l’air de dire : « Je suis ta garde rapprochée ». Il n’était pas question que je me lève avant d’avoir sauvé quelque chose de l’humanité. Elle y croyait plus que moi » (« Un chien à ma table », chez Grasset). Yes représente la « gardienne du langage, la gardienne des humains (…). Mais elle n’est pas seulement ça, elle ouvre également. Elle brise le mur. Le mur n’existe plus entre les humains et les non-humains. (…) Elles sont amies, tout simplement. Elles s’aiment. Elles se respectent » (France Inter).
Dans ce monde où vit la romancière depuis si longtemps, là où elle ne ressent plus de dualité entre elle et la nature, la fusion est totale. Et les sensations multiples. Cette sensorialité traverse ce roman qui nous touche, nous bouleverse et nous questionne. Sur la vieillesse, celle du couple que forment Grieg et Sophie, mais aussi celle du monde ; sur la société, la révolte, le vivant, la littérature, la nature ; la connexion entre l’animal et l’humain, et son lien indéfectible. L’étendue sauvage où les trois personnages évoluent s’éclaircit grâce à cette poésie que la romancière insuffle. Le nom Yes a la résonnance d’une espérance. La chienne anime une force vitale qui remémore la splendeur de l’existence, la souveraineté du vivant.
« Un chien à ma table »
Roman de Claudie Hunzinger
Editions Grasset & Fasquelle, 2022
« Chien de la casse » est le premier long métrage de Jean-Baptiste Durand, artiste qui poursuit une quête touchante et personnelle : celle de sonder la jeunesse des villages périurbains qu’il connaît très bien.
Ce réalisateur, lors de ses études aux Beaux-Arts de Montpellier, y avait déjà réalisé un court film de fin d’études où la thématique était centrée sur les jeunes d’une bourgade périurbaine. Ce fut encore le cas lors de sa première réalisation cinématographique, le court métrage « Il venait de Roumanie » (2014). Il est troublant de connaître quelle fut la première « rencontre » entre Jean-Baptiste Durand et sa productrice Anaïs Bertrand. Cette dernière tomba sur un autoportrait que Jean-Baptiste avait peint : elle le demanda aussitôt en ami sur Facebook, intéressée par cette œuvre picturale qui l’avait troublée. Six mois plus tard, le réalisateur indique qu’il prépare son premier court métrage : Anaïs lui propose de se rencontrer et l’aventure commence.
« Insolence Productions » est une jeune boîte de production (créée en 2012). Anaïs Bertrand veut y préserver une certaine diversité et de l’indépendance. Elle raconte : « J’aime faire porter les regards sur des choses dont on détourne habituellement les yeux. Voilà comment on pourrait résumer la ligne éditoriale d’«Insolence » aujourd’hui : accompagner des réalisateurs et des réalisatrices qui posent leurs caméras sur des personnages ou des communautés qu’on ne regarde pas assez »(CNC). Elle est aussi très touchée par le travail de Jean-Baptiste Durand dans le domaine pictural : elle trouve que « les qualités graphiques de Jean-Baptiste en tant que peintre et dessinateur sont incroyables » (You Tube Film en fabrication autour du long métrage de J.B. Durand). C’est donc un coup de foudre artistique que la productrice a ressenti. Dès lors elle va se battre pour financer le travail cinématographique de Jean-Baptiste. Le premier court se tournera en quatre jours avec un budget de 25000 euros pour une durée d’une vingtaine de minutes. Cinq courts métrages plus loin, un premier long métrage voit le jour : « Chien de la casse ». Le réalisateur y brosse la jeunesse de sa terre natale, à travers un duo au premier abord discordant, mais inséparable : Mirales et Dog. Ces deux jeunes hommes entretiennent une relation à la fois intense et saugrenue, malséante parfois. Et cette amitié virile va se trouver déstabilisée par l’arrivée dans le village d’une jeune étudiante, Elsa, dont la présence va installer une confusion pour le moins chaotique qui va bouleverser la pseudo-quiétude de cette vie rurale et ordinaire où chaque jour ressemble à celui de la veille. Dog et Mirales jouent aux jeux vidéo, errent avec le chien tant aimé de Mirales, se rassemblent à la fontaine du village où ils retrouvent les quelques jeunes du coin (qu’ils connaissent bien), traînent leurs basques dans la campagne environnante… Il y a une sorte de poésie du quotidien que le cinéaste mêle intimement à ce film, rendant hommage à ses copains de toujours et à la ruralité dans laquelle il a grandi. Les relations y sont souvent pudiques, l’attachement difficilement avouable. Alors lorsqu’on tient à quelqu’un, on va faire passer ce sentiment à travers un trait d’ironie, un sarcasme, ou bien après une soirée bien alcoolisée. Cette complexité, elle irradie dans les relations entre Dog et Mirales. Et puis il y a la solitude, psychologique et physique, à laquelle se greffe l’ennui, face à cet isolement à la fois spatial et moral. Enfin, un personnage canin a toute son importance : Malabar. Il est l’ami fidèle de son maître Mirales. Et ce rapport au chien, nous le retrouvons dans l’expression populaire du titre du film, mais aussi dans le surnom de « Dog », l’ami d’enfance. Qu’est-ce qu’un chien fait de ses journées, à part manger, dormir et parfois jouer ? Il attend, prêt à se satisfaire du moindre égard de son maître, de la moindre sollicitude de celui-ci. Et cette attente, nous la retrouvons dans cette jeunesse périurbaine qui gravite dans ce lieu isolé, où la solitude moderne s’installe.
Le film se passe au Pouget, dans l’Hérault. Nul cliché dans l’approche scénaristique de « Chien de la casse ». La ruralité, sa ruralité, il la présente avec une sincérité et une authenticité rarement visibles dans le cinéma, alors que cette jeune population est digne d’être remarquée.
Deux personnages traversent ce film au fil d’une histoire qui mêle plaisir et peine, tumulte et affection, rudesse et tendresse. Dog est un jeune homme taiseux, réservé, toujours dans la retenue. Il est l’ami d’enfance de Mirales auquel il voue une loyauté à toute épreuve, et dont il supporte toutes les vexations qu’il peut parfois lui infliger. Anthony Bajon tient ce rôle avec sensitivité, supportant avec un certain mutisme les brimades cinglantes de son pote. Au quotidien Dog tue le temps avant de partir pour l’armée, qu’il a décidé d’intégrer. Mirales, lui, est au contraire agitateur au physique dégingandé, « grande gueule », fanfaron, qui se balade avec son molosse adoré Malabar. Il a eu une formation de cuisinier mais attend on ne sait quoi, maintenant sa vie en statu quo, sans savoir vraiment comment trouver ses repères dans cette société et s’y intégrer dans une vie d’adulte. Alors il se traîne, deale un peu de shit, s’occupe de sa mère en état de dépression, partage son temps avec ses potes et voisins, partageant le plus possible ses errances avec Dog. Le jeu de Raphaël Quenard est minutieux, tant dans les cassures de rythme de son personnage que dans l’expression de son visage. Mirales a beau paresser dans cet espace périurbain clos, nous percevons chez lui un intérêt certain pour la culture. Il aime lire, et a grandi dans un univers artistique où sa mère peint. C’est d’ailleurs la seule chose qu’elle fait. Son fils s’occupe de la maison et des repas. Il aime aussi que sa vieille voisine lui joue un morceau de piano. Il cite certains auteurs comme Montaigne, et sa manière de s’exprimer est recherchée : il aime les mots, la langue. Ce qui ne l’empêche pas de franchir le seuil de l’incorrection lorsqu’il s’acharne sur Dog. Ce personnage est véritablement ambigu : il peut être touchant comme il peut devenir odieux.
Un jour Dog prend en stop une jeune fille, Elsa, et tout ce petit quotidien va être chamboulé. Elsa, cultivée et piquante, va devenir la petite amie de Dog, ce que Mirales na va pas supporter. Le courant ne passe pas et les étincelles fusent. Et puis un drame arrive. Dog appelle son ami de toujours à la rescousse alors qu’il s’était éloigné de lui. La fidélité de l’amitié, l’entraide malgré les frictions, voilà le noyau du film. Cette fidélité, elle est symboliquement représentée par le chien, et par le prénom de l’ami de toujours. « Le chien incarne la fidélité, l’amour inconditionnel, le rapport de dominé/dominant, presque le sacrifice aussi. Et c’est le lien qui unit les deux amis du film », nous explique J.B. Durand (France 3). Quant à la solidarité entre amis, le réalisateur la ressent ainsi : « la ruralité a ça de commun avec la banlieue, elle est abandonnée des centres-villes, il y a moins de culture mais plus d’ennui, un esprit de clan, d’entraide » (France 3). Si le cinéaste parle si bien de ce contexte rural, c’est parce qu’il y a vécu, grandi, évolué. Il a tissé ces liens amicaux particuliers au sein d’un village comme celui du film, et il est très fier d’en parler, de montrer une autre jeunesse, et pas systématiquement celle des villes. Il met à nu ce qu’il a de plus authentique. Ce désir de parler de ces jeunes, il l’a porté en lui dès son entrée à l’école des Beaux-Arts, par le biais de la peinture, et cette démarche artistique s’est prolongée à travers le cinéma.
J.B. Durand a commencé à écrire ce film en 2016, puis a participé à deux résidences, celle du Groupe Ouest (en 2017) et celle du Moulin d’Andé-céci. Cet accompagnement en écriture, ces sessions collectives de travail, permettent aussi de découvrir les projets des autres participants. La productrice explique la raison de ces incursions dans ces lieux de création : « C’était très important pour nous d’entrer dans ce genre de lieux car J.B. ne possédait pas tous les outils d’écriture scénaristique. Quand il m’a envoyé la première ébauche de « Chien de la casse », une soixantaine de pages, il y avait beaucoup d’idées, mais pas de véritable architecture. Nous avons travaillé le scénario pour lui donner une forme très orthodoxe. Ses courts métrages étaient la promesse d’un cinéaste en devenir et ont permis sa sélection au Groupe Ouest et au Moulin d’André-Céci. Là-bas il a pu acquérir les outils nécessaires et faire des rencontres, comme celle de Nicolas Fleureau, qui a été son principal collaborateur à l’écriture, et qui a lui aussi grandi dans un village. Je leur ai ensuite adjoint Emma Benestan, une proche de J.B., afin de travailler le personnage d’Elsa » (CNC). J.B. Durand a effectivement écrit deux versions de son scénario, avant de collaborer avec Nicolas Fleureau pour retravailler la structure du film. Ce nouvel œil lui a été précieux. L’écriture de « Chien de la casse » a ainsi duré près de quatre ans, tandis que le cinéaste faisait d’autres choses pendant ce long laps de temps, comme réaliser un autre court métrage.
J.B. Durand a véritablement été pointilleux sur les mots choisis. Il ne voulait pas se reposer sur de l’improvisation. Il désirait s’inscrire totalement dans cette union détonante d’un Mirales volubile et d’un Dog plutôt taciturne. Et la rythmique d’écriture y est fondamentale, d’autant qu’il voulait insérer des notes d’humour au sein d’un drame social où la touche poétique lui était chère. Cette dissonance entre les voix et voies des deux personnages amène cette poésie et cette tendresse que le cinéaste tenait à intégrer dans le drame. J.B. Durand parle de « néo-réalisme poétique » : « Le cœur est réaliste, parce que c’est fondamental, mais il y a un décalage poétique. C’était une volonté presque politique et esthétique de ma part. Mes villageois ont le droit à cette incarnation, ils ont le droit à leur poésie » (lemagducine). On ressent la gaucherie des deux personnages, et parfois le manque d’aisance dans cette relation amicale où personne ne sait assumer ses sentiments. Car le lien est émotionnellement sur un fil tendu, sensible et tourmenté, ou même cruel. Ce qui les rend profondément vulnérables et humains. Et point fondamental, le cinéaste désirait que ses personnages soient des êtres pensants, malgré leur maladresse apparente, et non des représentations grotesques qu’il a parfois l’occasion de voir, et qu’il ne reconnaît pas. Et en même temps, il souhaitait accompagner ses personnages vers un « chemin poétique », en sortant des sentiers battus d’un naturalisme brut. Le film aurait dû être tourné lors de l’été 2021, mais Raphaël Quenard et Anthony Bajon ont tous deux eu l’occasion de tourner dans des films qui leur paraissait importants (respectivement « Coupez ! » de M. Hazanavicius et « Athena » de R. Gavras). En conséquence le scénario a été réécrit pour un temps plus hivernal, J.B. Durand tenant absolument à ces deux comédiens. A l’origine « Chien de la casse » se déroulait sous un temps estival, ensoleillé, avec des moments de baignade où la jeunesse irradie, vit des bouleversements. Avec ce décalage de tournage, qui se fit quelques mois plus tard, en novembre et décembre, l’ambiance est absolument autre, filmée en morte-saison, dans un espace périurbain plus déserté. Avant de commencer ce tournage qui dura 25 jours, les comédiens ont répété ensemble quelques jours dans une maison de campagne reculée, afin de se découvrir plus amplement, de partager des moments, et de travailler l’un avec l’autre.
La création musicale de ce film est aussi un projet issu d’une rencontre lors d’une résidence au Moulin d’Andé. Alors que J.B. Durand travaille sur l’écriture de son film, il rencontre des compositeurs, partage avec eux, et a « un coup de cœur artistique » avec Delphine Malaussena. Lors d’une autre résidence (Emergence), tous deux tentent d’expérimenter un concept musical qui donne toute son importance à un violoncelle solo pour accompagner le projet de J.B. Ils ont continué de travailler plus amplement cette idée. Delphine Malaussena témoigne : « J.B. m’a fait lire le scénario assez tôt et c’est lui qui a eu l’idée que je compose pour violoncelle et chœurs. J’ai essayé de retranscrire les émotions des personnages, qui ne sont pas forcément dites, et je me suis vraiment basée là-dessus. Une autre source d’inspiration a été le lieu, le village. Nous voulions que la musique reflète ce lieu, cette arène. Nous voulions aussi que la musique représente le vent qui traverse les ruelles. Il y avait plusieurs sources d’inspiration » (Interview Festival Music & Cinema de Marseille). La compositrice a travaillé avec l’ingénieur du son Hugo Rossi qui lui a composé les morceaux de Rap du film. J.B. Durand explique : « La Rap était notre bande originale, c’était la musique que nous écoutions. (…) Dans le Rap, il y a beaucoup d’utilisations de samples funk et classique. Le classique fait vraiment partie du Rap, notamment marseillais. Et dans ce film il y a beaucoup de punchlines et de dialogues assez écrits, donc c’était presque du Rap aussi dans sa conception. Avec la musique de Delphine, on n’est pas loin de ça. (…) Le rapport au mot est très important pour le personnage de Mirales qui écoute du Rap. C’est d’ailleurs par le Rap que je suis arrivé à la lecture et ça m’a donné la passion des mots » (J.B. Durand, FestivalMusic & Cinema de Marseille). La photographie, elle, a été confiée à Benoît Jaoul. Le cinéaste a tenu à discuter avec lui de son amour pour le peintre Guillaume Bresson. Cet artiste, issu des Beaux-Arts de Paris, met en scène des tableaux d’histoire contemporaine qui exposent une certaine violence urbaine. Ses recherches interrogent différentes conceptions de mise en scène de la gestuelle et du récit dans sa démarche picturale. Ce qui esthétiquement touche beaucoup le cinéaste et explique son intérêt d’en discuter avec son directeur de la photographie.
Grâce à toutes ces connexions artistiques, tant au niveau de l’écriture que de l’image et du son, J.B. Durand nous offre un premier long métrage intense sur une jeunesse périurbaine que nous voyons rarement mise en exergue. Au cœur de cette histoire, une amitié se fragmente … cet éloignement poussera les deux amis à avancer, à prendre de la maturité et à s’insérer dans une vie en société.
Mise en scène : Jean-Baptiste Durand / Scénario : Jean-Baptiste Durand, en collaboration avec Nicolas Fleureau et Emma Benestan / Directeur de la photographie : Benoît Jaoul / Décorateur : Benjamin Martinez / Montage : Perrine Bekaert / Musique : Delphine Malaussena, Hugo Rossi / Production : Insolence Productions / Distribution : Bac Films / Comédiennes et comédiens : Anthony Bajon, Raphaël Quenard, Galatéa Bellugi, Dominique Reymond, Bernard Blancan, Nathan Le Graciet, Abdelkader Bouallaga, Mike Reilles, mathieu Amilien, Evelina Pitti, Marysoke Fertard, Thibaut Bayard, Maïa Dennety, Tommy-Lee Baïk / Sortie : Avril 2023
Le nouvel opus de Jeanne Herry sonde les mécanismes qui se combinent au sein de la justice restaurative, dispositif instauré par l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira en 2014. « Je verrai toujours vos visages » est un film puissant sur la force et la valeur de la parole. Il amorce un dialogue entre victimes et agresseurs, encadrés par des médiateurs dans des lieux sécurisés, dans l’espoir de colmater le lien social, de régénérer les êtres et de conjurer la récidive des individus coupables d’infractions.
Ce dispositif, né au Québec, rassemble des personnes dans « un endroit où l’on s’écoute, où l’on se parle, où l’on se répare par le collectif et le dialogue. (…) Ce ne sont pas des dispositifs fantasmés, bisounours, utopistes, ce sont des dispositifs concrets », explique Jeanne Herry à Radio France. La réalisatrice s’est extrêmement documentée afin de saisir l’ensemble du processus d’accompagnement et d’encadrement des victimes et agresseurs, ainsi que les rouages psychologiques engendrés par ces entrevues. Elle a ainsi participé à certaines formations de médiateurs spécialisés en justice restaurative, comme le font dans la première scène du film les personnages de Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Fanny (Suliane Brahim), où des jeux de rôles s’organisent afin d’interpréter soit un agresseur, soit une victime. Cette expérience lui a permis d’éprouver elle-même le ressenti de chacun face à de telles rencontres, ce qui a nourri son écriture. Car jeanne Herry écrit seule ses scénarios, d’où le travail immense de recherche avant de se consacrer à l’histoire et aux dialogues. Elle a en sus recueilli beaucoup de témoignages et récits qui lui ont permis d’élaborer la construction de ses différents personnages : « ça se fait à travers un mélange de gens qu’on a croisés, un mélange de nous-mêmes. C’est une fusion entre plusieurs personnes. Il y a évidemment une large influence des témoignages que j’ai reçus, forcément, sur les témoignages de victimes, sur les différents types d’agression, sur les répercussions différentes que ça a sur la vie des gens. C’est vrai que rencontrer un homejacker, qui m’explique comment il fait, ce qu’il ressent, sa subjectivité… Tout ça c’est hyper riche » (Cinésérie). Bien évidemment la réalisatrice n’a pas pu assister à des séances entre victimes et détenus. Ces espaces de temps de rencontres doivent être protégés, épargnés de toute intrusion extérieure non formée et agréée. Ce sont des instants de vie denses, emplis d’émotions. C’est pour cette raison que les témoignages ont été recueillis en dehors de ce contexte si particulier.
Le travail d’écriture en solitaire de Jeanne Herry a duré un an. Elle a écrit pour certains acteurs, d’autres sont venus dans ses pensées après l’écriture. Les trois comédiens qui l’ont d’abord inspirée sont Miou-Miou, Gilles Lellouche et Leïla Bekhti. Sans évidemment savoir si tous accepteraient le rôle, surtout que leurs personnages n’apparaissent qu’après une cinquantaine de pages du scénario. Ce qui d’ailleurs fit hésiter Jeanne Herry à proposer le rôle à Leïla Bekhti, de peur que cela la décourage. Mais c’était sans compter sur la beauté des personnages qu’elle offrait aux comédiens. De multiples personnages, auxquels nous allons nous attacher, jalonnent le film. Nous avons quatre victimes : Grégoire (Gilles Lellouche), Nawelle ((Leïla Bekhti) et Sabine (Miou-Miou) qui ont respectivement subi des agressions de homejacking, braquage et vol de sac à main à l’arrachée. Puis Chloé (Adèle Exarchopoulos) qui a subi un inceste de la part de son frère. Du côté des agresseurs, il y a Nassim (Dali Benssalah), Issa (Birane Ba) et Thomas (Fred Testot) : tous les trois sont emprisonnés pour agression et vol. Et puis il y a les médiateurs : Judith (Elodie Bouchez), qui va s’occuper de Chloé et de la rencontre avec son frère revenu habiter en ville ; Fanny (Suliane Brahim) et Michel (Jean-Pierre Darroussin) qui s’occupent avec des bénévoles du « cercle » qui unit la rencontre entre trois victimes et trois agresseurs.
Le personnage joué par Leïla Bekhti a été insufflé par quelqu’un qui s’est confié à Jeanne Herry. C’est celui qui retrace le plus exactement le vécu d’une personne rencontrée : la manière dont l’agression s’est produite et les conséquences pesantes intervenues dans sa vie quotidienne, ainsi que la répercussion de cette justice restaurative sur le déblocage qui s’est opéré.
Les autres personnages sont le fruit d’une combinaison de plusieurs rencontres et témoignages, et d’inventions personnelles. Le cheminement des différents protagonistes relève d’une démarche longue et intense en émotion, où se côtoient parole et silence, courroux et apaisement, souffrance et espérance. L’état de déséquilibre installé profondément chez ces personnages se mue en une progression continue vers une prise de conscience qui permet à chacun d’évoluer, de reprendre confiance, pour peut-être se sentir enfin dans un état d’esprit plus apaisé.
La réalisatrice a choisi de nous faire découvrir deux processus de justice restaurative. L’un représente un cercle de rencontres, où les agresseurs, les victimes et les médiateurs s’assoient en rond pour former un cercle de discussion, où chacun peut prendre la parole lorsqu’il le désire, cet acte étant enclenché par la prise d’un bâton posé au centre de la boucle de parole. Dans ce cas, auteurs d’infractions et victimes ne se connaissent absolument pas. Dans le second processus, la victime Chloé désire rencontrer son agresseur (son frère), sorti de prison et revenu habiter non loin d’elle. C’est une demande de médiation que la jeune femme désire entreprendre afin de ne pas croiser son frère par hasard. Celui-ci doit évidemment être d’accord. Car toutes ces médiations se basent sur du volontariat. Quels que soient les actes commis à l’encontre des victimes, celles-ci ont traversé des étapes psychologiques souvent similaires, que ce soient la colère, la rancœur, le sentiment de culpabilité, la peur, mais aussi la morosité, la tristesse. Elles sont si déstabilisées que reprendre confiance en elles et en autrui leur paraît insurmontable. Comme des rescapés, qui ont besoin de s’extraire de cette blessure physique et psychique, de ce trauma. Ce sont donc essentiellement des séquences qui se déroulent à huis-clos que nous observons à l’écran, où aucun délit, aucun crime, n’est montré. Seuls les mots et les silences parlent, expriment la subjectivité des personnages. La perception de chaque sujet pensant, de chaque conscience, nous permet d’entrer dans l’univers des âmes présentes. Et les principales ressources utilisées par Jeanne Herry sont l’observation des visages, le son des voix, et les dialogues, le choix des mots. La parole est la substantifique moelle du film. L’écoute en est d’autant plus essentielle et les silences, fondamentaux. Il ressort de cette expérience une intense humanité, où l’attention aux autres devient absolue, entière. La réalisatrice plonge dans les paysages émotionnels de ses protagonistes. Sa mise en scène est sobre, adepte d’une retenue qui se concentre sur le jeu des comédiens, sur les traits essentiels de la dramaturgie. Elle met en exergue l’entrée en relation avec l’autre, segmente chaque divulgation personnelle, alors qu’au second plan ceux qui ne parlent pas sont observés et contrebalancent leur comportement en fonction de ce qu’ils entendent et perçoivent. La caméra se concentre inlassablement sur eux. Peu d’«effets » dans sa manière de capter les visages, les corps, ou s’il y en a, c’est qu’ils possèdent une incidence particulière, donc une nécessité dramaturgique distinctive. Jeanne Herry s’est par exemple appliquée à rester en caméra fixe lorsqu’elle filmait le personnage de Nassim. Elle n’a de surcroît jamais voulu filmer en caméra épaule le cercle de rencontres. Cette salle a complètement été reconstituée en studio. La réalisatrice désirait que l’atmosphère de ce lieu qui accueillait victimes et agresseurs ne soit pas totalement impersonnel, en ce sens qu’il ne soit pas dépourvu de toute sensibilité ni de chaleur : des murs décorés, comme des empreintes des ateliers de prisonniers avec des peintures, des dessins… Des chaises de couleur aussi. Et puis de la luminosité : de nombreuses fenêtres donnant sur l’extérieur pour que la lumière traverse les murs de cette prison. Avec, comme nous le signale Jeanne Herry, une météo changeante pour chaque rencontre. Elle met en lumière avec subtilité les paysages humains. Les différents protagonistes apparaissent ainsi dans toute leur humanité. Seuls l’arrivée à la prison, la cour close et grillagée et la cellule de Nassim furent filmés dans un véritable pénitencier.
Par contre, le personnage de Chloé, lui, est constamment filmé caméra à l’épaule, mais avec une petite once de nervosité dans la prise de vue. C’est à peine perceptible, afin d’habiter le cadre de manière légèrement plus instable, plus sensitive. Lorsque les trois personnages se rencontrent (Judith, Chloé et son frère), le personnage d’Elodie Bouchez accueille la parole du frère et de la sœur, sans influer sur aucun d’eux, ni prendre position, ni suggérer ou même orienter. Toutes les rencontres entre Judith et Chloé ont été filmées en cinq jours de tournage, sans que les deux comédiennes ne répètent quoi que ce soit avant, pour plus de véracité, de découverte de l’autre.
Jeanne Herry n’a de toute façon pas organisé de répétitions avec tous ses comédiens. Elle a par contre planifié des lectures individuelles avec chaque acteur. Les répétitions en amont ne lui paraissaient pas opportunes, puisque les protagonistes vont se découvrir, avec toutes les sensations, les troubles, que cela incombe. Il lui semblait plus judicieux qu’ils se découvrent directement lors du tournage.
Quant au choix du casting, Jeanne Herry explique dans « Madame-le figaro » : « j’ai particulièrement prêté attention aux timbres de chacun, afin de créer des accords qui composent la musique du film. » Nous en revenons encore aux mots, aux sensations et sons de la voix, à cette parole qui tente de rendre friable l’effroi, afin que la quiétude, l’apaisement, prennent le relai. La musicalité de chacun y joue un rôle esthétique et dramaturgique saisissant, bouleversant. Jeanne Herry tient immensément aux mots qu’elle a couché sur le papier. Il lui est indispensable que les comédiens respectent à la lettre les dialogues du film. Elle n’aime pas particulièrement l’improvisation et préfère entendre ses mots à elle, ces paroles qu’elle a construites au fur et à mesure de l’écriture de son scénario. Elle préfère « leur donner un texte précis, et leur demander un travail purement d’acteur, qui est de s’abandonner dans un cadre un peu rigide, un peu serré, où ils doivent donner vie à des mots qui ne sont pas les leurs, des situations où ils n’auraient peut-être pas réagi comme ça. Les voir incarner, c’est là où ils deviennent coauteurs avec moi » (Interview Cineserie). Le scénario de la réalisatrice est le reflet d’une partition de musique où chaque note a sa propre nuance, sa propre existence. Tout comme les silences qui jalonnent le film. Et les comédiens la jouent à la perfection.
« Je verrai toujours vos visages » est un film qui nous ouvre sur le fait que la parole est un acte fort, courageux, tout comme l’écoute : « ça fait tomber les fantasmes, on progresse dans la compréhension des autres et de nous-mêmes », dit Jeanne Herry (Radio France). Cette possibilité d’amorcer un dialogue peut se révéler riche et faire avancer une vie.
Mise en scène : Jeanne Herry / Scénario : Jeanne Herry / Directeur de la photographie : Nicolas Loir / Décoration : Jean-Philippe Moreaux / Costumes : Isabelle Pannetier / Son : Rémi Daru / Montage : Francis Vesin / Production : Chi-Fou-Mi Productions, Trésor Films, France 3 Cinéma / Distribution : Studiocanal / Comédiens : Birane Ba (Issa), Dali Benssalah (Nassim), Leïla Bekhti (Nawelle), Elodie Bouchez (Judith), Suliane Brahim (Fanny), Jean-Pierre Darroussin (Michel), Adèle Exarchopoulos (Chloé), Gilles Lellouche (Grégoire), Miou-Miou (Sabine), Denis Podalydès (Paul), Fred Testot (Thomas), Pascal Sangla (Cyril), Anne Benoît (Yvette), Raphaël Quenard (Benjamin), Sébastien Houbani (Mehdi) / Sortie : 29/03/23
Vue du port havrais dans la brume de cette matinée du 13 novembre 1872. De la fenêtre de son hôtel Claude Monet peint un tableau qui restera emblématique dans l’Histoire de l’Art. Exposé en 1874, l’œuvre est à l’occasion baptisée « Impression soleil levant ». Le critique d’art Louis Leroy intitule alors son article « L’exposition des Impressionnistes ». Le terme restera et donnera son nom au célèbre mouvement artistique.
Le musée Marmottan a décidé de célébrer les 150 ans de ce tableau légendaire à travers une exposition qui sonde la représentation du soleil dans l’histoire des arts. Les deux commissaires Marianne Mathieu (du musée Marmottan) et Michael Philipp (du musée Barberini à Potsdam) ont sélectionné un florilège d’œuvres antérieures et ultérieures à « Impression soleil levant », pour créer un parcours à la fois chronologique et thématique de la perception de l’astre solaire dans la création et la vision artistique de l’Antiquité à nos jours.
Le soleil a animé les inspirations de nombreux artistes, chaque mouvement artistique proposant une vision personnelle de ce corps céleste si flamboyant, offrant une myriade de variations lumineuses. Une centaine d’œuvres sont exposées au regard de cinquante-trois illustres artistes, allant d’Albrecht Dürer à Pierre-Paul Rubens, de William Turner à Gustave Courbet, de Camille Pissaro à André Derain, d’Edvard Munch à Otto Dix, de Sonia Delaunay à Joan Miro …. Nous ne pouvons tous les citer. A travers une sélection de tableaux, de dessins, de photographies et d’instruments de mesure prêtés par l’observatoire de Paris, l’exposition nous éclaire sur les progrès scientifiques en matière d’astronomie afin de mettre en exergue l’impact qu’ils ont eu sur l’évolution picturale au niveau des ambiances climatiques et de la représentation du paysage. La symbolique de l’astre solaire se développe artistiquement suivant les perceptions religieuses et les recherches scientifiques. Dans l’Antiquité le soleil incarne la toute puissance d’une divinité à la beauté fascinante. Il influence les thèmes mythologiques et la notion de l’Astre Dieu, comme avec Apollon (dieu de la lumière solaire, appelé aussi Phoebos le brillant), Râ chez les égyptiens, etc… Il deviendra même l’emblème de Louis XIV, le Roi Soleil. Le souverain fondera d’ailleurs en 1667 l’Observatoire de Paris, haute instance des découvertes astronomiques en Europe. Le soleil apparaît alors comme un authentique sujet d’étude dont les scientifiques vont s’emparer. L’astronomie, la révolution copernicienne …. influencent le monde des arts. La peinture de paysage devient alors un genre incontournable, où la nature est dépeinte telle qu’on la voit, selon l’emplacement du soleil, qu’il se lève, domine le ciel ou se couche. Nous le percevons par exemple chez Rubens, Turner, Boudin et bien d’autres ; l’apogée de cette perception solaire s’incarnera dans « Impression soleil levant » de Claude Monet. Les néo-impressionnistes, eux, mettent ensuite en valeur des sensations esthétiques différentes, en ce sens qu’ils n’appliquent pas sur la toile ce qu’ils voient mais plutôt ce dont ils ont connaissance. Grâce au savoir scientifique sur la décomposition des teintes du spectre lumineux, des peintres comme Signac ou Seurat vont nous subjuguer par leurs représentations picturales audacieuses, par une libération de la couleur qui se tournera ensuite vers le fauvisme d’un Derain.
Nous continuons ainsi à déambuler au gré des mouvements picturaux, éblouis par la richesse de la pluralité des visions solaires. Du fauvisme nous abordons naturellement l’arrivée de l’expressionnisme, avec Munch ou Otto Dix. L’astre y prend de plus en plus possession de la toile. D’autres expérimentations se joignent alors à cette mouvance, plus abstraites, comme celles de Freundlich et Sonia Delaunay. Le disque solaire se révèle continuellement grâce au perfectionnement du matériel d’observation scientifique. L’astre solaire a de moins en moins de secrets pour l’homme. Et à partir des années 20, la théorie de la relativité générale d’Einstein nous fait prendre conscience que l’univers est en perpétuelle expansion. Le soleil n’est plus l’astre dominant. Il devient pour certains exempt de vanité puisqu’il n’est plus qu’une étoile parmi une multiplicité d’autres étoiles. Cette dilatation de l’espace est au centre des œuvres de Miro et Calder, relativisant l’héliocentrisme à travers les poétiques constellations ou les « stabiles ». Cependant l’image du soleil est préservée car l’astre est intrinsèquement vital. Il est la sève de notre existence ce qui le rend indispensable sur une terre où l’homme a conscience de ne pas se situer au centre de l’univers et d’en être qu’une poussière. Et c’est à partir de ce constat que Gérard Fromanger termine l’exposition avec son « Impression soleil levant 2019 ». L’artiste se base sur ces réflexions scientifiques pour « installer » son chevalet dans l’espace et proposer un point de vue inédit. Il explique d’ailleurs : « Le soleil levant, pour moi, c’est Youri Gagarine, Neil Armstrong, là-haut dans une station spatiale ou sur la lune. »
Le musée Marmottan nous invite ainsi à une exposition au rayonnement solaire inouï, qui met en valeur son éclat à travers l’évolution de la peinture de l’Antiquité à aujourd’hui. Une floraison d’œuvres d’art illumine ce parcours axé sur les multiples représentations esthétiques de cette fabuleuse étoile de la Voie Lactée, mises en résonance avec l’évolution des progrès scientifiques à travers le temps.
L’astre divin aura inspiré l’homme tout au long de son histoire. Il nous livre ici de somptueuses œuvres, témointes de son influence dans l’histoire des arts.
Du 21 septembre 2022 au 29 janvier 2023 au Musée Marmottan Du 25 février 2023 au 11 juin 2023 au Musée Barberini à Potsdam
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