regard, n. m. (v. 1120). Fig, : Action de considérer un objet par l'attention, par l'esprit.
Laissez-nous vous partager ce qui nous a touché, ému, inspiré et découvrez qui nous sommes.
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« Twelve years a slave » est le troisième long métrage de Steve Mc Queen, metteur en scène anglais qui se consacre au cinéma depuis 2008. Artiste de talent, le cinéaste s’était déjà fait une belle réputation dans la sphère de l’art contemporain en présentant entre autres de nombreuses installations vidéo, quelquefois troublantes, et ayant souvent un lien avec le cinéma. Le vidéaste décida ensuite de se consacrer à la fiction cinématographique avec « Hunger ». Son cinéma dépeint et retrace des épreuves existentielles intenses, des parcours humains éperdus et émotionnellement puissants.
Lorsque Brad Pitt entra en relation avec lui, après « Hunger », Steve Mc Queen lui confia vouloir faire un film sur l’esclavage. Leur collaboration naquit et l’acteur devint le coproducteur de « Twelve years a slave ». Le cinéaste s’est basé sur l’adaptation des mémoires d’un noir américain, Salomon Northup, né en homme libre dans l’état de New York, et kidnappé à Washington pour être emporté et vendu à la Nouvelle Orléans. Cet homme, esclave en Louisiane durant douze années, fut retrouvé et arraché des mains de son tortionnaire en 1853. Il redevint un homme libre et écrivit aussitôt son histoire.
Le début du film s’ouvre en 1841 et nous présente Salomon en homme confortablement installé à New York, entouré de sa femme et de ses deux enfants. Il s’habille élégamment, est apprécié par son entourage, et joue magnifiquement du violon. C’est ainsi qu’il est repéré par deux hommes qui se disent artistes et qui cherchent à engager un talent pour quelques représentations à Washington. Salomon est confiant et ravi. Mais ces hommes le droguent, le séquestrent et le livrent à une organisation qui l’emporte par bateau, avec d’autres prisonniers, dans un état du sud esclavagiste. Là il est privé de son identité et n’a plus le droit de prononcer son véritable nom : il doit désormais s’appeler Pratt. Il devient une marchandise, un produit qui va être exposé, comme de nombreux hommes, femmes et enfants, à des propriétaires terriens qui font leur marché. Cet état de fait peu connu, de ces mercenaires qui enlevaient des citoyens libres noirs américains pour les livrer aux Etats du sud afin de les monnayer, était bien réel avant que la guerre de Sécession n’ait lieu. Les propriétaires terriens qui participaient à cette ignominie pratiquaient un esclavage à fondement purement racial, qui s’était institutionnalisé progressivement et était devenu un point névralgique et affreusement abject de l’organisation sociale et économique des Etats–Unis du sud.
Steve Mc Queen a décidé d’exposer dans toute sa véracité la réalité de ce que représentait le quotidien des esclaves. Et c’est de leur point de vue qu’il le raconte, sans aucune concession, ni demi-mesure. Il ne se dérobe pas devant l’insoutenable. C’est nous qui détournons les yeux de l’écran face au supplice de Salomon, face au calvaire de Patsey, aimée odieusement et sauvagement par son maître, face à la monstrueuse séparation d’Eliza d’avec ses enfants. Le cinéaste montre des corps, bringuebalés au gré de leurs maîtres dans les plantations, les échangeant selon leurs problèmes d’opulence et leurs déboires. Ces corps ne sont plus que des propriétés ; ils sont bafoués et privés de leur humanité. Michael Fassbender joue un de ces propriétaires, du nom d’Edwin Epps, avec une perversité et une ambivalence redoutables. Le comédien, dont Steve Mc Queen ne se sépare plus puisqu’il était déjà dans « Hunger » et « Shame », interprète magistralement cette figure du mal personnifié, qui justifie sa maltraitance par une interprétation de la Bible très personnelle. La haine de ces êtres dits civilisés anéantit inlassablement Salomon.
Le temps est comme en suspend, sclérosé par une interminable descente aux enfers, elle-même orchestrée par une mise en scène qui ne nous épargne rien. Steve Mc Queen utilise à plusieurs reprises de longs plans fixes dont la durée s’étend jusqu’à ce que l’émotion soit à son apogée, dans le tourment et l’effroi. L’un des plus impressionnant quant à son agencement est celui de Salomon, pendu à une corde mais dont la pointe des pieds arrive à toucher terre, qui oscille entre la vie et la mort, à l’extrême limite de l’étranglement. Cette torture physique est accompagnée d’une violence psychologique inouïe : en arrière-plan nous apercevons les autres esclaves aller et venir, sans la moindre réaction ni même un regard vers Salomon. Nous voyons aussi les enfants jouer, tout naturellement, à quelques mètres de lui. Leurs rires tranchent effroyablement avec les bruits d’étouffement, les insoutenables raclements de gorge. En un plan unique, l’inimaginable se produit. L’indifférence des autres esclaves n’est gérée que par la terreur : pour survivre, la froideur et l’inexpressivité sont une contrainte cruciale. Les sentiments sont prohibés. Dans quel espoir ? « Subir des situations inhumaines, endurer la souffrance, mais vivre. Tenir bon, pour l’amour de leurs enfants », nous répond Steve Mc Queen. La dignité du cœur permet de ne pas se départir d’une condition humaine bafouée.
« Twelve years a slave » a essentiellement été tourné dans des décors naturels, en Louisiane, non loin de l’endroit où Salomon Northup a réellement été détenu en tant qu’esclave. La beauté du site illumine les images qui tranchent considérablement avec l’effroyable contexte du film. Lorsque le cinéaste parle des paysages de la Louisiane, il est subjugué : « c’est si beau, les arbres semblent sortis d’un conte de fées ». Sean Bobbitt, le directeur photo de Steve Mc Queen depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, a magnifié les décors grâce à un subtil travail sur la lumière, afin de créer une esthétique visuelle aux nuances très élaborées. La palette chromatique est splendide et entretient une tragique dichotomie avec le propos narratif. Le réalisateur dit s’être inspiré du peintre espagnol Francisco de Goya. Il admire ses peintures autant pour l’art de représenter des scènes âpres, dont la pénibilité dépasse l’entendement, que pour l’émotion et la fascination ressenties devant la beauté qui en émane. De son point de vue, la vérité historique n’a pas à se démunir d’une esthétisation artistique puissante. Les costumes eux-mêmes ont été confectionnés en fonction d’un ensemble de tons qui rappellent les couleurs de la terre.
Tous ces paramètres procurent à « Twelve years a slave » une belle maîtrise artistique pour un film bouleversant dont on ne peut sortir indemne. Le cinéaste voulait rester au plus près de la réalité, pour que la mémoire s’enrichisse et n’oublie jamais. Il nous livre un chapitre de l’histoire jusqu’ici peu abordé. C’est un pénétrant coup de poignard qui éveille et bouscule nos consciences.
Drame réalisé en 2013 par Steve McQueen avec Chiwetel Ejiofor, Benedict Cumberbatch, Michael Fassbender...
Date de sortie : 22 janvier 2014.
Le prix du jury décerné par le festival de Cannes 2013 a été attribué au très touchant « Tel père, tel fils », réalisé par le cinéaste japonais Hirokasu Kore-eda. C’est un film qui nous invite avec beaucoup de tendresse à partager la vie de deux familles bouleversées par l’annonce d’une terrible nouvelle : l’interversion à la maternité, six ans plus tôt, de leurs deux petits garçons
Le personnage principal, Ryoata Nonomiya (interprété par la pop star japonaise Masaharu Fukuyama), est un homme accaparé par son métier d’architecte. La réussite est au centre de ses préoccupations et il envisage déjà une scolarité brillante pour Keita, son jeune fils de six ans, qui est un enfant doux et discipliné, mais qui manque de pugnacité aux yeux de son père.
Ryoata, son épouse Midori et leur fils Keita vivent sur les hauteurs de Tokyo, dans un appartement chic, où tout est bien agencé, très ordonné. Aucune confusion ne peut apparemment venir troubler cette vie bien rangée d’une famille modèle.
Ce bonheur va pourtant être chamboulé par l’événement le plus invraisemblable qui soit pour des parents : Keita n’est pas leur fils biologique. Il est l’enfant d’un couple qui vit modestement en banlieue, le papa tenant une quincaillerie jouxtant le logement de cette famille qui a trois enfants. C’est avec enchantement que nous faisons la connaissance de Ryusei Saiki, six ans, et de son univers fantaisiste et accueillant. La rencontre entre les deux familles n’en sera que plus insolite. La maternité va conseiller aux parents d’échanger les enfants, de manière progressive. C’est un choc psychologique terrible.
La question de la filiation est au cœur du récit et bouscule les repères de Ryoata. Car c’est bien de la naissance du sentiment paternel dont parle H. Kore-eda. Il aborde ce sujet du point de vue du père. Etant lui-même papa d’un enfant de cinq ans, et étant très absent en raison de son travail, il s’interroge souvent sur « ce que signifie être père. Est-ce que c’est le lien du sang ? Est-ce que c’est le temps passé ensemble ? » Ce questionnement se manifeste en lui comme une réflexion sur la paternité au sein de la société moderne. En ce sens Ryoata est très proche de H. Kore-eda.
Le cinéaste aime parler de son quotidien, des doutes qui l’assaillent. Sa réflexion sur la famille est un thème récurrent dans sa filmographie. Sans vouloir faire une critique de son héros, dont la complexité et la rigidité affleurent de manière troublante, il le pousse dans ses retranchements pour apprendre à se connaître, à éprouver des sentiments qu’il ne soupçonnait pas.
Kore-eda a cette vertu de savoir attendre, pour voir mûrir calmement les émois et les turbulences des multiples agitations psychiques subies par les deux familles. Sa mise en scène est concise. Elle met méticuleusement en exergue le mode de vie et les coutumes des parents de Keita, ainsi que ceux de Ryusei, sans juger. Avec beaucoup d’humanité et de patience.
La manière d’appréhender l’éducation des enfants d’un point de vue paternel, dans des cadres sociaux opposés et des mentalités contrastées, induit une méditation introspective libératrice. Le rythme du film nous invite à partager cette réflexion.
Nous découvrons d’ailleurs Yudai Saiki comme étant un papa amusant, passant beaucoup de temps avec ses enfants et partageant leurs jeux. Il est très présent, mène une vie pleine de fantaisie, où le plaisir l’emporte sur l’exigence d’une existence prospère aux apparences sociales rigides. La discipline, gageure d’un idéal de réussite, ne peut être une réponse à la nature intrinsèque des sentiments.
Kore-eda reste encore et toujours un cinéaste attaché à l’enfance. Le regard des deux petits garçons, riche d’une expressivité éloquente, retranscrit l’immense incompréhension face à l’attitude de leurs parents. Ils sont les témoins directs des réactions et comportements paternels, alors qu’eux-mêmes n’ont aucun désir d’adhérer à ces changements qui chamboulent leur existence avec une vive souffrance.
Il n’y a pas de cris. Il y a des regards. La joie s’éteint, malgré un désir de bien faire. La violence psychologique est sourde, muette. Et c’est grâce au regard de Keita, par le biais des photos qu’il a prises de son papa en train de dormir, que Ryoata réalisera, avec une émotion sans retenue, que son petit a viscéralement besoin de lui.
Kore-eda scrute les visages et les comportements de ses comédiens avec justesse. L’émotion est à vif devant la violence d’un tel événement .Nous ressentons avec une grande tendresse que le cinéaste aime ses personnages. Il partage leurs doutes avec touchante bienveillance.
Ce cinéaste japonais, avec ce regard plein d’humanité, n’a pas fini de nous émouvoir.
Date de sortie : 25/12/2013 - réalisé par Hirokazu Kore-eda - scénario de Hirokazu Kore-eda - directeur photographie : Mikiya Takimoto - production : Amuse, Fuji Television Network et GAGA - acteur : Masaharu Fukuyama, Machiko Ono, Lily Franky
La célébration de la couleur dans l’œuvre atypique du photographe Raymond Depardon ornemente pour notre plus grand plaisir les salles du Grand Palais. Le musée, avec l’aide de cet artiste discret et talentueux, dévoile près de 160 photographies révélant ainsi des images dont la fugacité et l’émotion nous emportent avec délicatesse.
Cette promenade intimiste, depuis les premières prises de vues de la fin des années 50 jusqu’aux images les plus récentes effectuées pour cette exposition, nous embarque dans son univers contemplatif, ces moments si doux que Raymond Depardon affectionne tendrement, où il savoure ce « plaisir de la couleur » qu’il a mis du temps à révéler : ce n’est qu’au début des années 80 qu’il s’est senti plus libre avec la couleur, même s’il l’utilisait déjà en sus de cette photographie noir et blanc qui fut bien longtemps un sacerdoce.
Cet artiste fut en premier lieu un photoreporter au service de nombreuses agences, avant de créer la sienne propre : Gamma. C’est ainsi qu’il voyagea à travers le monde et revint chargé d’images et d’émotions qu’il mit au service de cet art photographique auquel il est passionnément lié.
Vous aurez la chance d’observer les clichés provenant du Chili, de Beyrouth, de Glasgow… et vous découvrirez que Raymond Depardon avait l’art de capter ce qui se passait en marge des combats ; des temps morts qui en disaient long sur le conflit lui-même en montrant la population dans son quotidien, malgré les balles et les bombes. Cela aussi c’est la mémoire d’un pays. Cette mémoire il nous la transmet également grâce à ses photographies des vastes espaces, allant des campagnes les plus profondes aux déserts africains, ou encore dans sa réflexion sur l’isolement au milieu même des cités urbaines. Ces dernières années il a même réutilisé le Rolleiflex de ses débuts, cet appareil au format pour le moins original, où l’on doit incliner la tête pour cadrer l’image et prendre le temps pour la mise au point.
Mais il est évident que cette errance, qu’elle soit en Afrique ou en Amérique du Sud, est le fruit d’un témoignage bouleversant sur la simplicité et la sincérité de l’individu, ou encore sur un endroit inconnu, rendu lumineux et attachant grâce à cette pellicule argentique que Raymond Depardon aime utiliser.
S’arrêter là où personne ne s’arrête. Effleurer la grâce d’un monde où aucun événement important ne se passe. Être un simple spectateur de la vie, mais avec un œil subtil et pénétrant, de ces moments anodins et si doux, aux couleurs magnifiquement intenses.
Voilà le sentiment éprouvé durant cette douce et joyeuse balade.
Grand Palais du 14 novembre 2013 au 10 fevrier 2014
La célébration de la couleur dans l’œuvre atypique du photographe Raymond Depardon ornemente pour notre plus grand plaisir les salles du Grand Palais. Le musée, avec l’aide de cet artiste discret et talentueux, dévoile près de 160 photographies révélant ainsi des images dont la fugacité et l’émotion nous emportent avec délicatesse.
Cette promenade intimiste, depuis les premières prises de vues de la fin des années 50 jusqu’aux images les plus récentes effectuées pour cette exposition, nous embarque dans son univers contemplatif, ces moments si doux que Raymond Depardon affectionne tendrement, où il savoure ce « plaisir de la couleur » qu’il a mis du temps à révéler : ce n’est qu’au début des années 80 qu’il s’est senti plus libre avec la couleur, même s’il l’utilisait déjà en sus de cette photographie noir et blanc qui fut bien longtemps un sacerdoce.
Cet artiste fut en premier lieu un photoreporter au service de nombreuses agences, avant de créer la sienne propre : Gamma. C’est ainsi qu’il voyagea à travers le monde et revint chargé d’images et d’émotions qu’il mit au service de cet art photographique auquel il est passionnément lié.
Vous aurez la chance d’observer les clichés provenant du Chili, de Beyrouth, de Glasgow… et vous découvrirez que Raymond Depardon avait l’art de capter ce qui se passait en marge des combats ; des temps morts qui en disaient long sur le conflit lui-même en montrant la population dans son quotidien, malgré les balles et les bombes. Cela aussi c’est la mémoire d’un pays. Cette mémoire il nous la transmet également grâce à ses photographies des vastes espaces, allant des campagnes les plus profondes aux déserts africains, ou encore dans sa réflexion sur l’isolement au milieu même des cités urbaines. Ces dernières années il a même réutilisé le Rolleiflex de ses débuts, cet appareil au format pour le moins original, où l’on doit incliner la tête pour cadrer l’image et prendre le temps pour la mise au point.
Mais il est évident que cette errance, qu’elle soit en Afrique ou en Amérique du Sud, est le fruit d’un témoignage bouleversant sur la simplicité et la sincérité de l’individu, ou encore sur un endroit inconnu, rendu lumineux et attachant grâce à cette pellicule argentique que Raymond Depardon aime utiliser.
S’arrêter là où personne ne s’arrête. Effleurer la grâce d’un monde où aucun événement important ne se passe. Être un simple spectateur de la vie, mais avec un œil subtil et pénétrant, de ces moments anodins et si doux, aux couleurs magnifiquement intenses.
Voilà le sentiment éprouvé durant cette douce et joyeuse balade.
Grand Palais du 14 novembre 2013 au 10 fevrier 2014
Voilà un magnifique film réalisé par un metteur en scène palestinien qui s’était déjà fait remarquer avec « Paradise now » en 2005 : Hany Abu-Assad. « Omar », qui mérite amplement l’honorable prix du jury « Un certain regard » du dernier festival de Cannes, mêle une histoire d’amour et d’amitié à un thriller politique habilement rythmé.
Le film se déroule en Cisjordanie et accompagne trois jeunes hommes palestiniens : Omar (Adam Bakri), Tarek et Ajmad. Sans grande espérance dans l’avenir, ils s’exercent au tir dans le but d’abattre un soldat du Tsahal pris au hasard. C’est leur manière d’entrer en résistance contre ce qu’ils considèrent être une ingérence israélienne intolérable qui perturbe douloureusement leur quotidien. Nous découvrons alors ces jeunes gens dans leur vie journalière au sein d’une ville scindée par un immense mur qu’Omar gravit régulièrement pour rejoindre ses amis et la jeune fille dont il est amoureux, Nadia.
Ce mur symbolise à la fois l’humiliation en permanence éprouvée par Omar et son combat quotidien exprimé ici par le passage illégal de cet absurde rempart qui le sépare de ses proches.
Comme ils l’avaient prévu, les trois hommes abattent un militaire israélien. La riposte est immédiate et c’est Omar qui est arrêté, brutalisé, torturé. Rami (Waleed Zuaiter), un agent israélien, le soumet à un effroyable dilemme : la liberté en échange de la dénonciation d’un de ses camarades de lutte. Un autre problème, et de taille, envenime cette situation : l’un des siens est un traître, mais il ne sait pas encore qui l’a dénoncé. Omar choisit alors de sortir.
La manipulation s’infiltre au sein de ce drame où chacun pense utiliser l’autre, manœuvre insidieusement pour parvenir à ses fins. Omar n’est-il qu’un instrument fantoche immiscé dans une guerre silencieuse ? La trame repose sur la suspicion ; la pression psychologique des personnages va crescendo.
Mais Hany Abu-Assad ne nous présente pas ses protagonistes de manière tranchante. La duplicité de la nature humaine y est perceptible. Rami lui-même nous interpelle parfois par sa séduisante ambivalence, son habileté et son apparente douceur. « Omar » est un film où l’équivoque de la nature humaine entretient avec finesse la confusion des personnages, la complexité face à la loyauté, les interrogations sur leurs propres engagements.
La dynamique dramaturgique oscille entre de beaux moments de douceur liés à l’inaltérable amour d’Omar pour Nadia, des poursuites haletantes à travers la cité cisjordanienne, ainsi que de magnifiques plans qui cernent les visages et les expressions de chacun face aux épreuves et aux doutes, leur sensibilité, les frayeurs qui les animent.
Après avoir réalisé un film sans grand intérêt aux Etats-Unis, Hany Abu-Assad revient aux sources en nous présentant ce film intégralement financé par des capitaux palestiniens. Le comédien Waleed Zuaiter, qui joue Rami, est aussi coproducteur du film : il s’est chargé de trouver les fonds nécessaires voués à faire exister « Omar ».
Pour élaborer son scénario, le réalisateur a croisé des personnes qui avaient vécu la terrible expérience de ces arrestations où l’on vous tyrannise jusqu’à ce que vous acceptiez d’être un dénonciateur. L’omnipotence de cette effroyable conjoncture a influé le cinéaste à s’attacher à ces personnages qui souffrent de l’absence de dignité. Comme il le dit lui-même, Hany Abu-Assad participe à un combat pour la liberté en utilisant ce qu’il sait faire le mieux : du cinéma.
Au centre de ce film il y a l’humain, écartelé par le dissentiment israélo-palestinien qui empoisonne les liens unissant les uns aux autres.
Quelles décisions Omar prendra-t-il ? Existe-t-il véritablement une solution à ce piège qui l’encercle avec un tragique machiavélisme ?
Date de sortie 16/10/2013 - Réalisation par Hany Abu-Assad - Scénario de Hany Abu-Assad - Photographie d'Ehab Assal - Acteurs : Adam Bakri, Waleed Zuaiter, Leem Lubany - Production : David Gerson et Zuaiter - Distribution : Pretty Pictures (France), Wild Bunch (Belgique)
Ce film, nous l’espérons, se révèlera être plus passionnant qu’un simple thriller. L’intrigue de Prisoners se noue et se déploie dans une banlieue de Boston, au nord des Etats-Unis.
Deux couples d’amis se réunissent pour fêter Thanksgiving. Leurs deux fillettes de six ans, Anna et Joy, vont disparaître sans que la moindre trace ne puisse être décelée. Grâce au témoignage de leurs aînés, le détective Loki (Jake Gyllenhaal) se dirige vers la piste de l’enlèvement et arrête le jeune Alex (Paul Dano), un simple d’esprit dont le camping-car était garé non loin de la maison des deux familles. Sans preuves tangibles, le jeune homme est relâché à la fin de sa garde à vue, ce qui provoque la fureur de Keller Dover (Hugh Jackman), le père d’Anna. Celui-ci est persuadé de sa culpabilité. Croyant à l’incompétence de l’enquêteur, il décide alors d’enlever et séquestrer Alex. Commencent alors des scènes de torture insoutenables pour le faire parler...
Le film de Denis Villeneuve nous fait ressentir un véritable malaise. Ce qui a avant tout intéressé le metteur en scène c’est l’exploration de « tout le spectre des réactions humaines face à ce genre de situation ». Plus qu’un thriller c’est une véritable tragédie qui se déroule devant nos yeux ébahis. Le trouble ressenti vis à vis des notions de valeurs humaines et morales aiguise notre propre perception du bien et du mal.
D. Villeneuve scrute ses personnages, met en exergue leur vulnérabilité, leur tristesse mais aussi leur noirceur. Il met face à face deux individus qui, malgré le même combat, se heurtent quant à leur manière de concevoir l’enquête.
Loki est un détective consciencieux qui obéit aux lois de la morale et du devoir. C’est un flic dont on ne sait pas grand chose, sinon qu’il a toujours résolu ses affaires. Il est solitaire, appliqué, réfléchi. Jake Gyllenhaal, qui a aussi tourné le précédent film du réalisateur, joue magnifiquement bien cette étrange froideurapparente que dégage le personnagede Loki. La précision de son jeu rend troublant ce jeune flic qui paraît désespéré par les journées qui s’enchaînent sans résultats probants, mais qui s‘acharne inlassablement dans sa recherche du moindre indice.
Keller, lui, est un père de famille qui veut protéger les siens. Il va plonger aveuglément dans la violence. Déchiré par autant de souffrance, il s’enfonce dans un abîme de fureur et de folie, la brutalité le menant inévitablement à la bestialité. Denis Villeneuve nous interroge sur la frontière entre l’état de victime et celui de bourreau, entre l’humain et l’animal. Martyr ou tortionnaire ?
Hugh Jackman fait magistralement basculer son personnage dans l’horreur. Mais le réalisateur n’en a pas pour autant délaissé les autres membres des familles touchées par ce drame. Chacun a un choix à faire. Et la famille Birch n’est pas épargnée: les parents de Joy devront prendre une décision qui remettra en cause leur propre conception morale.
N’oublions évidemment pas les personnages d’Alex et de sa vieille tante. C’est Paul Dano qui joue le jeune garçon attardé. Sa posture est angoissante, son regard est inquiétant. Les images de la torture qu’il subit sont insoutenables et pour le moins interrogatives. Tous les protagonistes de «Prisoners» sont éreintéset cloîtrés dans une histoire inextricable, labyrinthique. Leurs fêlures se révèlent inlassablement au fil de ce film qui ne vous laissera pas indemne.
Une esthétique harmonieusement palpable
Prisoners est le premier film américain du cinéaste canadien Denis Villeneuve. Habitué à des budgets plus humbles, le réalisateur a cette fois ci travaillé à Hollywood. Signalons tout de même que ce film a d’abord eu la désaprobation de sept studios. C’est Alcon Productions qui a saisi l’opportunité de financer ce projet à la tension dramatique tourmentée, ancré dans une ambivalence profonde de la nature humaine. Le scénario, écrit par le jeune Aaron Guzilowski, a tout l’art de disséquer minutieusement le mécanisme dévastateur qui anéantit les parents des deux petites filles. Il est servi par une lumière magnifique, orchestrée avec brio par Roger Deakins. Ce directeur de la photographie est, entre autres, celui d’une majorité des films des Frères Cohen. Vous imaginez comme sa signature visuelle est intensément présente.
R. Deakins a créé une atmosphère bien singulièreoù la nature prend tout son poids. Le ciel est livide, les teintes jouent sur des nuances blanchâtres, grisâtres. C’est une lumière glaçante qui est omniprésente la journée, avec une présence pluvieuse morne et cafardeuse. La nature y est mélancolique.
La nuit aussi est très spécifique. Quelques lueurs tentent de transpercer une obscurité profonde et funeste.
Cette esthétique entretient l’angoisse et le malaise psychique des personnages, mais aussi notre propre anxiété. Les tons froids et glacials, le parfait épurement du cadre, les mouvements de caméra lents et mesurés, la mise en scène sobre... tout ce champ visuel participe harmonieusement à ce film vertigineusement angoissant.
« Lola Bensky » est le sixième roman écrit par la poétesse et romancière Lily Brett, et le premier à être traduit en langue française. Il a reçu le prix Médicis étranger 2014.
Ce livre révèle l’histoire à la fois atypique et cocasse d’une très jeune journaliste de 19 ans, Lola Bensky, qu’un magazine de rock australien engage au milieu des années 60 pour aller interviewer les futures grandes figures du rock en Angleterre et aux Etats-Unis.
Cette singulière demoiselle s’impose avec beaucoup de fantaisie et de bonté dans un univers électrisant et réjouissant, empreint d’une liberté contagieuse. Mais c’est aussi en compagnie du spectre de la Shoah, qui plane sur sa vie depuis sa plus tendre enfance, que Lola vit ces années de découvertes folles, avec un mélange d’ingénuité et de gravité, sa franchise et son innocence nous séduisant instantanément.
Lola est un personnage insolite. Ses kilos en trop l’obsèdent au point d’établir une multitude de listes, avec entre autres de nouveaux régimes. Née après guerre dans un camp de rescapés en Allemagne, ses parents juifs polonais ont survécu aux camps de la mort. Une photo prise lorsqu’elle était bébé l’intrigue inlassablement : elle est déjà dodue alors que toutes ces personnes déplacées, sortant de l’enfer, ne peuvent à son sens qu’être chétives, et les enfants qu’elles mettent au monde aussi. Cette singularité la perturbe, et le poids du passé de ses parents est toujours présent, mis aussi en exergue par son hypersensibilité. Mais attention, Lola n’est pas une jeune femme triste. Elle est avenante, bienveillante, à l’écoute de ses interlocuteurs. Elle n’a pas étudié le journalisme, et a une méconnaissance du rock assez déroutante… bref cette jolie personne détonne. Et c’est évidemment en cela qu’elle est une femme intrigante, alors qu’elle est plongée dans la vigueur et le bouillonnement de l’atmosphère musicale des Stones, de Jimmy Hendrix, de Sonny et Cher, de Brian Jones, ou encore de Janis Joplin.
Mais cette héroïne n’a pas été créée de toutes pièces ; elle n’est pas issue de l’imaginaire de la romancière. La mémoire de Lily Brett (dont les initiales sont les mêmes que celles de Lola Bensky) imprègne avec délicatesse celle de Lola, avec ses stigmates et l’empreinte d’une histoire peu banale. L’écrivaine est elle aussi l’enfant de deux miraculés d’Auschwitz, juifs polonais de Lodz. Elle a vu le jour en Allemagne en 1946 dans un camp de personnes déplacées, où ses parents avaient été transférés suite à la libération des camps de concentration. Les autres membres de sa famille firent partie des disparus. Lily Brett a ensuite grandi en Australie, à Melbourne, où ses parents ont émigré. Ils y logeaient auprès d’autres déportés et y vivaient humblement.
A l’âge de 20 ans, la future romancière sera chargée par un magazine australien rock de rédiger des articles sur la scène musicale rock naissante. Le rock n’est pas sa passion mais l’écriture si. Elle part alors pour Londres puis les Etats-Unis.
Lorsqu’on l’on compare la vie de Lola et celle de Lily, nous sommes inévitablement obligés d’observer les similitudes entre la fiction et l’existence de l’écrivaine. Tout se mélange et nous ne savons plus qui est qui. Lily Brett a d’ailleurs hésité à l’écrire comme une autobiographie. Mais des ennuis liés aux droits d’auteur l’ont décidé à embrasser un style romanesque, d’autant plus que cela lui permettait de s’octroyer plus de liberté dans sa manière de confier ses souvenirs et ses entretiens avec toutes les futures stars de l’époque, qui n’en étaient alors qu’à leurs débuts.
Lily Brett a uniquement fait appel à sa mémoire pour retranscrire des discussions entre elle et certaines stars du rock. Elle ne voulait absolument pas relire les interviews réalisées pour le magazine avant la sortie du livre. Elle pense maintenant que cette décision était la bonne puisqu’à ses yeux, ce qu’elle a écrit dans « Lola Bensky » lui semble plus intense et puissant que ses papiers d’antan. Cela paraît sensé puisque les articles édités à l’époque étaient souvent limités en taille et ne concernaient que des points spécifiques. Les petits détails qui font les grands moments des diverses rencontres qu’elle a eu la chance d’effectuer sont insolites. Le roman révèle une autre image de ces personnes, un naturel que l’on ne leur connaît pas, auquel nous n’aurions jamais pu avoir accès. Et en même temps, à travers les propos relatés, nous devinons la fragilité de Lola/Lily et ce que le reflet de son innocence et de sa gentillesse renvoyait aux autres.
Les vétilles tels que les kleenex insérés dans les bas résilles de Lily lors de sa première entrevue avec Jimmy Hendrix (ils se recroiseront à nouveau) témoignent de l’embarras de la jeune femme, de sa nature fragile. Mais l’entretien dévoile aussi la profonde gentillesse de l’artiste envers son interlocutrice, les confidences intimes qu’ils pouvaient partager, et l’importance de toujours avoir des bigoudis sur soi !
Avoir conversé longuement avec Mick Jagger dans son appartement de Londres est aussi pour Lola un moment rare. La discussion sur la signification de la perversion, l’émergence de la Shoah, la nourriture si saine du chanteur… nous découvrons encore l’originalité et le naturel des échanges qu’aujourd’hui il serait difficile d’obtenir. Actuellement tout est à son sens si impersonnel et aseptisé lorsque les stars internationales sont interrogées. Ces personnes que Lily a connues, pour celles qui ne sont pas prématurément disparues, semblent maintenant presque inatteignables. Les rencontres sont méthodiques, chronométrées, orchestrées. Les confidences de la romancière sont en conséquence d’une richesse attendrissante.
A travers le livre, nous revivons une époque de profond changement, où la société fut chamboulée, où la jeunesse se lâcha et vécut à fond dans le présent. Cette perception du temps présent, de cette année 1967, est bouleversée par la contradiction que provoquent les obsessions et les fantômes de Lola, imprégnés de la conscience de ses parents encore ankylosés par les camps et la mort. Cet antagonisme est d’autant plus intéressant que la romancière superpose subtilement ces strates temporelles, en naviguant du passé au présent, mais aussi dans son futur, elle qui est devenue une écrivaine reconnue et presque épanouie. Elle-même avoue : « Je ne sais pas si c’est de la méfiance par rapport au bonheur mais lorsque les gens demandent comment ça va, j’ai toujours du mal à dire : « Oh très bien » (…) Bien sûr j’estime que j’ai de la chance. Ca va pas mal en tant qu’être humain. (…) Mais franchement je déteste qu’on me demande comment ça va. (…) Notre corps doit faire tellement d’efforts pour fonctionner. »
Les allées et venues entre la jeunesse de Lola à Melbourne, le lourd passé de ses parents, la forte personnalité et l’exigence de sa mère, les futures stars du rock, le festival de Monterey, l’évocation de son ex-mari, sa vie actuelle… chaque moment se nourrit d’un autre ; les séquences s’entremêlent et voguent de l’effroi à l’allégresse, de l’intime à l’effervescence, de la Shoah à la folie des sixties. Lola trimbale son joli minois aux cheveux lissés dans un monde où la fantaisie et l’extravagance s’élèvent, où la drogue crée un univers psychédélique, où les foules jubilent. Et ce en gardant son naturel et sa bonté, même si son âme est emplie d’un héritage émotionnel dense et pénétrant.
En évoquant le festival de Monterey elle raconte : « Tout le monde riait, échangeait des légumes, de la drogue. Il y avait une joie sans jugement que je n’ai jamais vue ni avant, ni après. » Ces propos nous mettent dans l’ambiance de cette époque bénie. Mais le terrible listing de Lola où elle cite les jeunes stars qu’elle a côtoyées et qui sont mortes en pleine ascension est effroyable. Il nous glace le sang. La mort est encore une fois très présente et Lola nous rappelle combien le bonheur est fragile.
Lily Brett dresse dans ce roman un autoportrait saisissant. Lola n’est autre que le propre reflet de sa créatrice, et ses confidences en sont d’autant plus émouvantes et caustiques. Ses sentiments sur les rencontres avec Cher ou Janis Joplin sont attendrissants, son amour et son respect pour ses parents sont poignants. C’est autant un hommage aux personnes disparues qu’aux vivants, la gaieté se mêlant aux sanglots. Une belle humanité se dégage de cette ballade à travers le temps.
Lily Brett cessera d’écrire des articles sur le rock assez tôt. Elle lira beaucoup de témoignages sur la Shoah, et retournera sur les traces de sa famille à Lodz, en Pologne. Passionnée d’écriture, elle s’y consacrera en évoquant souvent les conséquences du lourd passé des enfants de rescapés. Et s’adonnera à la poésie qui lui est si chère.
Courez au théâtre de l’Atelier où John Malkovich nous offre une mise en scène époustouflante des « Liaisons dangereuses » de Pierre Choderlos de Laclos. L’adaptation du roman n’est autre que celle du dramaturge Christopher Hampton, déjà auteur de l’écriture scénaristique du film de Stephen Frears dans lequel John Malkovich jouait le rôle du Vicomte de Valmont. Le célèbre comédien nous présente une mise en scène audacieuse, subtile, voluptueuse et sensuelle.
Il a monté cette pièce avec de jeunes comédiens sortis du conservatoire (qui ont au plus 27 ans) en respectant ainsi la jeunesse des personnages romanesques de Laclos. Si les adaptations cinématographiques nous l’ont souvent fait oublier, la Marquise de Merteuil n’a pas plus de 26 ans, et Valmont n’a qu’un an d’écart avec elle. John Malkovich s’est inspiré des premières lectures effectuées par les jeunes du conservatoire. Elles lui ont insufflées l’idée de montrer au public une répétition. Les comédiens, dont les armatures des costumes recouvrent leurs vêtements, évoluent sur un plateau quelque peu dépouillé. Le metteur en scène a choisi de mettre en exergue le texte en jouant sur l’état émotionnel des acteurs. Il y dissèque la nature humaine tout en insistant sur l’irresponsabilité des deux personnages principaux. Il le souligne lui-même ainsi :
« Je voulais insister sur l’aspect infantile de leur psychologie. Si Valmont et Merteuil agissent avec une telle cruauté, c’est parce qu’ils sont incapables de mesurer les conséquences de leurs actes. »
L’intempérance de la débauche et la pudibonderie se côtoient dans une mise en scène où, iPod et tablettes numériques en main, nos comédiens usent de ces ustensiles contemporains comme d’un art épistolaire.
Quant aux interprètes, le choix des acteurs et de leur jeu est surprenant. Mme de Merteuil joue avec une masculinité affirmée, Cécile de Volanges a un côté outrageusement loufoque, Mme de Tourvel est campée par une jolie comédienne russo-camerounaise… ; quant à Valmont, il tweete, fanfaronne, filme ses ébats… et cela avec une virtuosité éclatante.
Tous les comédiens évoluent devant leurs partenaires de jeu qui, lorsqu’ils ne jouent pas eux-mêmes, s’installent autour du plateau et observent l’interprétation de leurs camarades.
Cette mise en scène de John Malkovich est pour le moins innovante tout en respectant ce texte somptueux qu’on ne se lasse pas d’écouter. C’est à la fois renversant de cruauté et cocasse, coquin et malveillant, perfide et charnel. Nous y retrouvons l’âme de cette fameuse œuvre littéraire de la fin du 18ème siècle.
Pierre Lemaître est un écrivain issu du polar qui, après s’y être fait une certaine réputation, s‘est lancé dans l’écriture de ce qu’il appelle un roman picaresque, dont les deux antihéros évoquent la détresse descombattants de la première guerre mondiale face aux complications et aux injustices de la réinsertion des vétérans dans la société.
L’action débute au mois de novembre 1918, à moins de dix jours de l’armistice. Un lieutenant, du nom d’Aulnay-Pradelle, va bouleverser d’une manière tragique la vie de deux soldats que seule l’horreur des tranchées a jusqu’ici uni : Albert Maillard et Edouard Péricourt. Albert, petit employé de banque au civil, est un homme timide, craintif, dont l’humilité contraste avec la personnalité d’Edouard qui appartient à la très haute bourgeoisie française. Péricourt est un jeune homme immense,de naturefantaisiste, et artiste : c’est un brillant dessinateur. Fils de Marcel Péricourt, grand et richissime industriel très autoritaire, Edouard n’a jamais eu de reconnaissance de sa part mais a toujours été très protégé par sa sœur Madeleine. Sous le joug de l’infâme et crapuleux lieutenant Pradelle, Albert et Edouard vont frôler la mort. Ils vont s’extraire de l’horreur comme des âmes enpeine et se souder à jamais pour tenter de survivre. Au milieu des décombres et de la débâcle, au sortirde cette vaste boucherie qu’a engendré la Grande Guerre, nos deux complices vont monter une vaste imposture pour le moins honteuse et évidemment scabreuse et périlleuse.
Pierre Lemaître a voulu retranscrire cette période des années 1919 - 1920 où les rescapés peuvent enfin rentrer chez eux; seulement la France n’est pas apte à assumer leur intégration. Comme l’explique l’écrivain il y a lors de cet après guerre une « fureur commémorative pour les morts, mais on va assez mal s’occuper des vivants ». C’est l’injustice de ce manque de reconnaissance que l’auteur a désiré mettre en filigrane dans son roman. Alors que d’autres personnes, au pouvoir plus retentissant, vont profiter de cette fin de guerre en bénéficiant d’une nouvelle et prospère économie: celle de la pierre et du bois, nécessaires à la fabrication des cercueils, des tombes et des monuments commémoratifs.
Voilà qui nous ramène au personnage de Pradelle qui est un homme abject et manipulateur. Il n’a aucune morale. Que ce soit lors de la terrible bataille magistralement narrée par l’auteurou que ce soit après la guerre, le lieutenant reste une figure diabolique et malsaine. Même son administration du regroupement de cadavres dans d’immenses cimetières est une abomination, n’inspirant qu’horreur et infamie. Pierre Lemaître aime à dire que Pradelle a un « petit côté Javert », en ce sens qu’ils sont tous deux des rapaces cruels et cupides : le « frissonde la littérature populaire ». Mais la hargne irrévérencieuse de Aulnay-Pradelle le mènera-t-elle vers un avenir prospère ?
Quelles armes reste-t-il à nos deux survivants ? Albert et Edouard sont anéantis, traumatisés. Et même si Edouard fait partie des privilégiés, il refuse de revoir sa famille et se fait passer pour mort. L’un des compères va alors devenir le protecteur de l’autre. Car Edouard n’a plus de figure humaine, au sens propre du terme. Il veut disparaître. Et Albert, dont il a sauvé la vie, se sent profondément lié à cet être si différent de lui. C’est son oxygène. Tous deux vont alors prendre une revanche peu vertueuse en élaborant une vaste arnaque grâce au talent d’illustrateur d’Edouard: ils vont vendre, sur la base d’un catalogue créé par notre dessinateur de génie, des monuments aux morts illusoires à toutes les communes qui le désirent. Et comptent ainsi prendre la poudre d’escampette dès qu’ils auront touché une très belle somme d’argent, avancée par des commanditaires très confiants. Rappelons d’ailleurs qu’en réalité 36000 monuments commémoratifs furent érigés à la gloire des combattants de la Grande Guerre morts pour la France. Voilà donc un agissement communément singulier qui heurte le bon sens du patriotisme. Un sacrilège que nos deux poilus, en désespoir de cause, vont établir lentement, en toute discrétion. Leur destin en sera-t-il brisé ?
Pierre Lemaître, lauréat du prix Goncourt, nous livre un récit romanesque d’une férocité déconcertante, où l’abomination de la désolation est narrée impétueusement et implacablement dans une France d’après-guerre traumatisée par la confusion et le chaos.
« Suzanne » est un film à la fois lumineux, intense et foudroyant. Il révèle avec passion et émotion le destin d’une famille que la mort trop précoce d’une maman a viscéralement touché.
Katell Quillévéré nous dévoile les liens qui unissent les trois personnages que sont Suzanne (Sara Forestier), sa sœur Maria (Adèle Haenel) et leur papa Nicolas (François Damiens), sur une durée de vingt-cinq années.
Le film débute sur une séquence où Suzanne, enfant, participe à un spectacle auquel assistent son père et sa petite sœur Maria, dont les regards bienveillants illustrent la tendresse et la puissance relationnelle qu’ils entretiennent. La réalisatrice pose dès le départ tout son principe narratif : Nicolas et Maria seront toute leur vie spectateurs malheureux de la vie de Suzanne. Puis Katell Quillévéré poursuit par une scène de pique-nique familial autour de la tombe de la maman nous signifiant déjà l’incroyable force du lien qui unit des êtres qui s’aiment.
Suzanne est au cœur de cette histoire et fait basculer la destinée de ses proches par ses actes qui déferlent avec la force et l’impétuosité de sa jeunesse. A l’adolescence elle annonce à son père qu’elle est enceinte et prend la décision de garder son enfant qu’elle prénommera Charlie. Puis lorsqu’elle a une vingtaine d’années elle rencontre un jeune malfrat à la mine angélique, Julien (Paul Hamy), et c’est l’amour fou. Au point de le suivre dans ses exactions et de tout plaquer : la relation fusionnelle avec sa sœur, son père et son fils. Leurs vies seront alors bouleversées et dévastées par le chemin escarpé et pavé d’obstacles de cette jeune femme écorchée vive, à la fois vulnérable et intrépide.
Suzanne réussira-t-elle à retrouver les siens, à résister aux épreuves de la vie pour de nouveau bâtir une nouvelle histoire aux côtés de sa famille ?
« Suzanne » est le second long-métrage de la cinéaste Katell Quillévéré, après « Un poison violent ». La réalisatrice fait souvent référence à la Suzanne d’ «A nos amours » de M. Pialat, qui l’a profondément touchée. Et pour l’élaboration du travail d’écriture, elle et sa co-scénariste ont été influencées par deux films. Le premier, « Il était un père » (1942) d’Y. Ozu traite de la relation poignante entre un père et un fils durant une vingtaine d’années et est organisé selon une structure elliptique temporelle étonnante. Le second est « Baptême » de René Féret qui conte sur presque trente ans l’histoire émouvante d’une famille. Quant à la composition des personnages, elle s’est nourrie des témoignages de femmes qui ont partagé la vie tourmentée et les affres de malfaiteurs. Leurs paroles divulguent l’enchevêtrement d’une intrépidité des actes avec les dispositions du cœur les assujettissant à une soumission dévastatrice. Voilà donc toute la partie de la genèse de « Suzanne », de ce récit d’une destinée tumultueuse qui rendra bien difficile le quotidien de ses proches, si désarmés et mutilés par ses absences.
Une structure narrative qui se nourrit de l’ellipse
Katell Quillévéré cimente formellement son film en usant de l’ellipse de manière magistrale.
Elle va privilégier la trajectoire sentimentale et émotionnelle de Suzanne plutôt que de filmer ses escapades coupables et assassines. Chaque césure temporelle, qui dure plusieurs années, cache des faits et des actes déterminants de la vie de Suzanne. Seules les conséquences de ses absences et de ses fautes délictueuses transpercent l’écran, à travers les traits et les expressions des visages, en montrant les relations compliquées qu’ont engendré le manque et les changements que Suzanne a provoqués dans la vie de chaque membre de cette famille.
Les cavales de Suzanne sont éludées, ses retours sont des instants de vie bouleversants, tragiques. Pour elle même, pour Nicolas, pour Maria et pour Charlie.
La cinéaste choisira même, à un moment, de nous faire partager l’absence de Suzanne. Tout en se consacrant à ses proches, elle nous invite à ressentir la toute puissance que la jeune femme a sur eux, sur leur quotidien, sur leur vécu. Même hors-champ, Suzanne est présente, à chaque seconde.
Maria, la lumineuse Adèle Haenel, se fragilise et ne fait que survivre à sa disparition, elle qui avait toujours protégé sa grande sœur. Elles sont toutes deux si fusionnelles que le parcours existentiel de Maria est totalement bouleversé par les évènements occasionnés par sa sœur. Son amour est incommensurable, sa volonté de rester droite et fidèle malgré les épreuves lui fait tenir le coup. Sans excès. Aux antipodes de Suzanne.
Quant à François Damiens, il joue avec une touchante sensibilité un père chauffeur-routier se consacrant complètement à ses filles, d’une manière malhabile mais tendrement affectueuse.
Tout l’univers du film transparaît grâce à cette dynamique du récit où les béances temporelles charpentent un mode elliptique dont les répercutions affectives sont poignantes.
Katell Quillévéré nous révèle une Suzanne qui veut se sentir vivante. Son héroïne est impulsive, vigoureuse, déraisonnable, mais elle est avant tout amoureuse. Et c’est ce que la cinéaste désirait avant tout : faire un « film d’amour de bout en bout, même si il y a un côté sombre, parfois violent ». Elle ne la juge pas. Elle transmet ses envies, sa passion, son irrépressible appétit pour la liberté même si sa quête est éperdue, exaltée et naïve. Sara Forestier la porte avec tant de sensibilité que nous sommes touchés par sa présence et son éclat. Mais ce n’est pas elle que l’on verra dans le dernier plan du film, mais Charlie, son fils, symbole de la transmission et de la continuité de la vie, malgré les épreuves.
Date de sortie : 18/12/2013 - Réalisation de Katelle Quillévéré - Scénario de Mariette Désert et Katelle Quillévéré - Acteurs : Sara Forestier, François Damiens, Adèle Haenel - Photographie de Tom Harari - Production : Move Movie - Distribution : Mars Distribution
« L’hiver des hommes » est un livre bouleversant qui nous plonge dans l’univers de la République serbe de Bosnie lors du voyage en 2010 d’un écrivain français, Marc. Cet homme (alter ego de Lionel Duroy) est depuis bien longtemps préoccupé par la destinée des enfants de tortionnaires. C’est dans cet esprit qu’il s’intéresse au sort d’Ana, fille du général Mladic, qui fut commandant en chef des forces serbes lors du siège de Sarajevo. Cette jeune femme à l’avenir prometteur se suicida en 1994 avec le revolver favori de ce père qu’elle idolâtrait.
La thèse du suicide est très contestée par les partisans de Mladic qui ne cessent d’estimer cet homme à leurs yeux héroïques malgré l’accusation de génocide qui lui incombe. Ce sont justement les sympathisants du général que Marc va interroger au fil de ses rencontres, à Belgrade puis dans l’actuelle République serbe de Bosnie où il va longuement séjourner. Ceci afin d’écouter leurs souffrances, d’entendre les confessions inavouables et effroyables de ceux qui ont vécu cette guerre de l’intérieur.
C’est en particulier à Pale, autrefois village montagnard devenu la ville emblématique des serbes de Bosnie, que Marc pénètre dans un monde où les habitants vivent cloîtrés dans un état de désespérance affligeant. Ces femmes et ces hommes sont convaincus que la guerre contre leurs voisins croates et bosniaques était légitime. Ils narrent avec franchise les terribles crimes dont ils furent les auteurs mais considèrent que c’était de la légitime défense face aux actes de barbarie qu’ils ont eux-mêmes endurés.
Sans oublier la trahison qu’ils ont ressentie lorsque la France ne les a plus soutenu. Ce qui explique qu’ils sont au début très méfiants quant à l’arrivée de Marc sur leur territoire. Cet écrivain, qui porte en lui une relation au père douloureuse et fuit un épisode difficile de sa vie intime, n’est pourtant pas là pour prendre position et les condamner.
Marc : « (...) Il me semble qu’à chaque rencontre je comprends un peu mieux combien ce qu’ils vivent est effrayant. Ils ont obtenu les frontières qu’ils souhaitaient des accords de paix, mais ces frontières les condamnent à un isolement qui les précipite dans le malheur et la dépression. Néanmoins ils sont condamnés à défendre cet isolement, ces frontières, et même à en vanter les mérites pour ceux qui ont le plus souffert de la haine des autres. (...) Comment vont-ils survivre à cette folie ? »
Car c’est bien cet état de survie, face à l’héritage du passé, qui est au centre de cette histoire. Ce passé qui peut parfois s’avérer être un lourd fardeau avec lequel nous devons composer.
Lionel Duroy (né en 1949) fut un grand journaliste qui travailla pour « Libération » et « L’événement du jeudi ». Il participa de ce fait à la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995, et écrivit d’ailleurs un récit à ce sujet : « Il ne m’est rien arrivé » (voyage dans les pays en guerre de l’ex-Yougoslavie) en 1994.
Dans « L’hiver des hommes » il retourne dans cette ex-Yougoslavie et relate les conséquences tragiques de cette guerre fratricide. Le titre du livre se rapporte au rude hiver très enneigé de la ville de Pale où la population s’est renferméesur elle-même, autant moralement que géographiquement.
L’existence isolée de ces âmes errantes, au beau milieu denotre continent, l’Europe, nous amène non pas à juger mais à tenter de percevoir le ressenti et le vécu de ces hommes et de ces femmes broyés eux aussi par cette épouvantable guerre.
Lionel Duroy partage les émotions de ses interlocuteurs avec une sincérité touchante et témoigne du désarroi de chacun face à une destinée qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils vivent comme une fatalité.
Nous avons actuellement la chance de pouvoir nous rendre dans deux msées pour contempler l’œuvre et le talent du peintre Giovanni Antonio Canal, plus connu sous le nom de Canaletto (1697 –1768). Le Musée Maillol lui consacre en effet une très belle exposition : Canaletto à Venise ; quant au Musée Jacquemart – André il nous propose de découvrir : Canaletto – Guardi : Les deux maîtres de Venise.
Le Musée Maillol nous permet de déambuler le long des canaux vénitiens grâce à une cinquantaine de tableaux signés Canaletto. Le peintre nous séduit grâce à ses nombreuses vedute qui illuminent cette manifestation. Le vedutisme, art de la représentation picturale d’une vue de ville, fut un mouvement artistique mis à l’honneur au 18èmesiècle en Italie et les peintres vénitiens de cette époque, dont les plus célèbres sont Canaletto et Guardi, lui consacrèrent tout leur talent. Il est très intéressant d’observer la manière dont Canaletto procédait pour réaliser ses vedute. Il aimait observer Venise et dessinait minutieusement sur ses carnets les moindres détails qui s’offraient à lui lorsqu’il parcourait la ville ; et il n’oubliait pas d’emmener sa précieuse camera obscura qui lui permettaitensuite de perfectionner la perspective de ses tableaux.
Le Musée Maillol nous initie ainsi au processus artistique du peintre en exposant dans la première sallecertains de ses carnets de dessin et une chambre optique (nous permettant de découvrir à quelle assistance technique elle servait). Cette mise en exergue de l’élaboration créatrice de l’artiste n’enlève rien à la magie de ces magnifiques vues où règne une belle harmonie aux lueurs vénitiennes uniques et un esprit du détail d’une méticulosité inouïe. Mais ne vous leurrez pas : Canaletto ne retranscrit pas la réalité. Il nous en offre une interprétation subjective. Ses carnets regorgent de différents points de vue pour un même emplacement et lui permettent d’insérer plusieurs perspectives dans un même tableau. Notre champ visuel ne serait pas apte à saisir toute l’étendue de certaines vedute !
Vous tomberez sûrement sous le charme de ce peintre vénéré en son temps, et dont les commandes affluaient sous le joug de son mécène, Joseph Smith, qui le poussa même à quitter l’Italie pour l’Angleterre (où il resta une dizaine d’années) afin de satisfaire les illustres collectionneurs britanniques. Canaletto, maître incontournablede la peinture vénitienne du 18èmesiècle, fut admis à l’Académie vénitienne en 1763.
Et c’est au Musée Jacquemart – André que vous serez à même de découvrir d’autres toiles illustres de Canaletto mises en parallèle avec les œuvres de Francesco Guardi (1712 –1793), l’autre grand maître de l’art de la veduta. La subtilité des différentes variations entre les deux peintres est passionnante. Les vedute de Guardi ont leur personnalité propre. La lumière et la chaleur de la gamme chromatique y dégagent une forte émotion, une sensibilité artistique vibrante.
N’hésitez donc pas à découvrirces deux expositions jusqu’au 21 janvier 2013 pour Canaletto - Guardi (Musée Jacquemart – André) et jusqu’au 10 février 2013 pour Canaletto à Venise (Musée Maillol). Bon voyage !
Un photographe aux aguets (1902 – 2002)
Manuel Alvarez Bravo, que l’on surnomme avec respect et admiration Don Manuel, nous a laissé une œuvre photographique immense et incontournable, gravée dans la culture mexicaine du 20ème siècle.
Le musée du Jeu de Paume nous permet actuellement (et cela jusqu’au 20 janvier 2013) de découvrir près de 150 photographies issues d’une recherche artistique qui dura près de 80 années. Don Manuel, qui vécut jusqu’à l’âge de 100 ans, est né à Mexico en 1902 au sein d’une famille modeste. Il s’intéressera très tôt à la photographie et parviendra rapidement à en faire son métier, à s’y consacrer pleinement.
L’exposition qui nous est présentée s’articule autour de 8 mots-clés (« Voir », « Marcher », « Construire »...) ce qui permet non pas de classer ses photos chronologiquement, mais de découvrir une œuvre poétique singulière et envoûtante mettant en exergue une interrogation formelle et un art de la composition absolument prodigieux.
Les différentes expérimentations iconographiques d’Alvarez Bravo, son incessant cheminement à travers ce pays qui était le sien, le Mexique, avec lequel il se sentait en totale symbiose, son travail assidu et son sens de l’observation, sont autant de questionnements qui feront de lui un grand artiste de la contemplation. Le photographe n’hésitait jamais à rester des heures au même endroit, pour obtenir la lumière qu’il espérait tant. Son œil contemplait le monde et le fixait à jamais sur la pellicule, en prenant le temps... inlassablement.
Dans sa préface de l’exposition « Mexique » (Paris, 1939), André Breton écrivait : « ...Tout le pathétique mexicain est mis par lui à notre portée : où Alvarez Bravo s’est arrêté, où il s’est attardé à fixer une lumière, un signe, un silence, c’est non seulement où bat le cœur du Mexique mais encore où l’artiste a pu pressentir, avec un discernement unique, la valeur pleinement objective de son émotion. » Bel hommage que celui de Breton envers cet artiste empreint d’une sensibilité et d’une humanité touchantes.
Vous découvrirez une œuvre scrupuleusement composée, essentiellement réalisée en noir et blanc. Alvarez Bravo s’essaya tout de même à la couleur, dont on peut découvrir quelques clichés aux teintes orangées exacerbées (et magnifiques !). Il s’interrogera ainsi sur les techniques relatives à la pellicule couleur et au polaroïd.
Quant au cinéma, cette rétrospective nous invite à saisir l’importance qu’il représentait pour Don Manuel. Il fit des expérimentations en Super-8 mais fut, à plusieurs reprises, photographe de plateau (entre autres pour Bunuel).
Mais il est préférable que vous découvriez le cheminement artistique de Manuel Alvarez Bravo par vous-même : ce grand nom de l’art photographique moderne le mérite assurément.
Crédit photo - "La Seine aux environs de Rouen" ; Huile sur toile, signé en bas à droite 36 x 52 cm Collection particulière ©Christian Baraja, studio SLB
Le musée Marmottan Monet accueille jusqu’au 11 novembre 2012 une quarantaine de tableaux du peintre Henri Rouart qui fut un condisciple des impressionnistes tant par son talent pictural que par sa générosité de mécène.
Henri Rouart, polytechnicien et grand industriel, entretint tout au long de sa vie une belle et grande amitié avec Degas (ils se connurent au lycée). Passionné d’art, il s’instruisit à la peinture auprès de Millet et Corot, et pratiqua assidûment sa passion à l’instar d’un souffle régulier au milieu d’une vie professionnelle riche. Au fur et à mesure des années, il acheta nombre de toiles dont le nom des auteurs nous fait frémir : Courbet, Delacroix, Manet, Renoir, Cézanne, Degas... Peu lui importait que son œuvre ne fut pas, en son temps, consacrée. Degas le poussa néanmoins à exposer ses toiles lors des salons impressionnistes mais c’est le talent d’autrui qui éveillait chez lui un très vif intérêt.
A nous maintenant de découvrir le talent d’Henri Rouart au fil d’une exposition qui repose sur différents thèmes : les paysages bien sûr qu’il affectionnait particulièrement, les portraits (essentiellement des membres de sa famille), ses voyages... C’est un peintre du plein air qui sait méticuleusement observer la nature et saisir les mouvements des arbres (étonnant leitmotiv) selon les saisons et les différents moments de la journée. Son travail sur les nuances de « vert » le caractérise particulièrement, nous offrant ainsi une variation inouïe sur la lumière, les lueurs, l’assombrissement.
Henri Rouart est manifestement un grand peintre de la nature. Il ne se séparait d’ailleurs jamais de son cahier où il croquait dès qu’il le pouvait ses motifs sur le vif. Les paysages citadins l’attiraient peu. Mais il ne faut pas pour autant oublier qu’il savait capturer l’expression de ses intimes (particulièrement de profil) dans leur propre cadre de vie.
Cette exposition, dont les tableaux sont en majorité prêtés par des collectionneurs privés, est la première depuis 1933 à rassembler et mettre en valeur autant de toiles d’Henri Rouart. Il est aisé de constater que c’est une chance de pouvoir enfin découvrir une partie de son travail. Son œuvre est séduisante et mérite votre curiosité.
Au Musée du Luxembourg
Le musée du Luxembourg nous présente actuellement près de 90 œuvres dont la particularité et l’agencement reposent sur l’union de partenaires hors-du-commun.
La ville du Havre, à la fin du 19ème siècle, est en pleine expansion et beaucoup de négociants (travaillant dans le commerce du café, du coton ou encore du bois) s’y installent et font fortune. Amoureux de l’art et désireux d’imposer des artistes neufs et parfois même révolutionnaires, ils vont s’affirmer grâce à une curiosité picturale audacieuse qui va bousculer l’univers havrais avec beaucoup d’intelligence.
Ces riches collectionneurs (comme Olivier Senn, Charles-Auguste Marande, Georges Dussueil ou encore Pieter Van der Velde) vont s’unir à des artistes tels que Raoul Dufy, Georges Braque et Emile Othon Friesz, afin de créer en 1906 le Cercle de l’Art moderne. Ce Cercle de passionnés havrais organise des expositions et différents événements culturels dans la ville portuaire qui devient alors un havre pour l’avant-garde artistique du début du 20ème siècle. Grâce à l’engagement de ces grands négociants très intuitifs quant à la modernité picturale de leurs contemporains, nous pouvons découvrir un certain nombre d’œuvres issues de l’impressionnisme (n’oublions pas que ces entrepreneurs s’investissaient déjà dans l’art à la fin du 19ème siècle), du fauvisme ou bien encore du nabisme.
Au fur et à mesure que vous évoluerez dans les salles du musée, vous pourrez admirer des toiles de Boudin, Monet, Pissaro, Derain, Marquet, Bonnard, Vallotton, Cross, Dufy, Modigliani, Sisley, Renoir, Vuillard, Van Dongen... La diversité même de ces œuvres traduit l’esprit éclectique de chaque collectionneur dont le nom est systématiquement mentionné, ce qui nous laisse entrevoir les attirances et les goûts de chacun d’eux.
C’est ainsi que vous passerez des variations climatiques de Boudin et de ses effets sur la lumière à des toiles emblématiques du fauvisme dont la pureté chromatique vous galvanisera. De même vous voyagerez dans un univers impressionniste qui vous charmera par sa vision et sa perception de la nature et du monde extérieur pris sur le vif, en contraste avec les Nabis qui vous séduiront par leur volonté de dévoiler la nature intime et mystérieuse de l’être.
Ce foisonnement inouï de personnalités et de recherches esthétiques est le résultat d’une belle aventure, même si celle-ci s’acheva dès 1910. Le Cercle de l’Art moderne, malgré une existence éphémère, représenta une alliance unique et florissante, aux explorations avant-gardistes de qualité et nous vous proposons de les découvrir avec autant de plaisir que nous en avons ressenti.
L’émotion nous submerge à la sortie de ce film habité par l’angoisse de la perte. Noémie Lvovsky commence par nous présenter son héroïne, Camille (jouée par la réalisatrice), comme une femme d’une quarantaine d’années, comédienne trimant pour accumuler les petits rôles et femme quittée par Eric (Samir Guesmi), son mari depuis plus de 20 ans.
Amputée de sa « moitié », elle tente d’oublier sa douleur et sa détresse dans l’alcool. Une grande amie de jeunesse l’invite alors à passer le réveillon de fin d’année chez elle. Elle y retrouve ses grandes copines de lycée, s’enivre et danse jusqu’à minuit. C’est alors qu’elle se débarrasse de son alliance, puis s’évanouit pour se réveiller dans les années 80, à l’âge de 16 ans.
Noémie Lvovsky a choisi de jouer elle-même son rôle de lycéenne. Et c’est Samir Guesmi qui joue son propre rôle jeune. Le spectateur se retrouve alors face à deux adultes rejouant leur adolescence avec leur physique actuel. C’est une idée pour le moins singulière, extravagante mais absolument réjouissante.
Camille va revivre cette période avec une nuance prééminente: elle connaît son avenir et a gardé sa conscience d’adulte, avec bien évidemment la maturité qui en découle. Nous saisissons dès lors toute la folie et les interrogations que ce déplacement temporel suscite. Est-il possible de changer les évènements du passé et d’altérer le futur ?
Camille doit-elle tenter de résister à Eric (le film se passe au moment de leur rencontre) ? Et même si elle le désire, est-elle en mesure de modifier l’essence même de sa nature intime ?
Quant à la mort d’un être cher, Camille pense-t-elle vraiment qu’elle peut la différer ?
Les retrouvailles de l’héroïne avec ses parents (joués par Yolande Moreau et Michel Vuillermoz) sont un moment attendrissant, bouleversant. Camille les embellit avec une sensibilité qui nous touche profondément ; elle s’offre le plaisir de profiter une dernière fois de sa maman dont elle sait qu’elle va très bientôt mourir d’une rupture d’anévrisme. La vision de Camille est clairvoyante. Elle prend un plaisir infini à revivre l’euphorie de sa jeunesse dans un film où la mélodie du bonheur juvénile nous emporte dans une reconstitution des années 80 qui rappellera à certains l’atmosphère de leurs plaisirs fantasques.
Noémie Lvovsky nous offre un film espiègle, sentimental, malicieux, drôle et romantique. L’amour, la force de l’amitié, la mort et le temps qui s’écoule sont des thèmes chers à la réalisatrice, qu’elle aborde avec beaucoup de sensibilité et de fantaisie.
Sortie de le Femis à la fin des années 80, Noémie Lvovsky est devenue scénariste, puis réalisatrice. Mais elle exerce aussi depuis 2001 le métier d’actrice avec un talent indéniable. Elle nous séduit sur tous les fronts et prouve une fois de plus qu’elle nous est indispensable.
Home est une histoire relatée par deux conteurs : la narratrice et Frank Money, le personnage central de ce récit. Toni Morrison l’explique ainsi : « Il m’est apparu... que je pouvais être à la fois le narrateur omniscient et lui le personnage qui objecte, commente, rectifie, clarifie le récit... Peu à peu c’est Frank qui prend le contrôle de l’histoire. »
Ce double regard enrichit la force romanesque des mésaventures des deux principaux protagonistes.
Le roman narre l’histoire d’un vétéran de la guerre de Corée, Frank Money. L’auteur aborde son enfance et celle de sa jeune sœur aimée Cee, à Lotus (Géorgie). Puis il raconte ses souvenirs obsessionnels de la guerre, son retour éprouvant dans l’Amérique ségrégationniste des années 50, et les retrouvaillesavec Cee, dont nous avons pu suivre les déconvenues.
C’est bien l’exploration de la vie intérieure de Frank que notre regard affronte avec un mélange d’effroi et d’espérance. L’aversion qu’il ressent pour lui-même et le tourment vers lequel ses réminiscences le mènent nous troublent à chaque instant. Mais l’effroyable détresse de sa sœur va l’obliger à avancer et lui permettre d’accéder à une rédemption qui lui apportera enfin la sérénité. Et celadans un lieu qu’il avait tant exécré et quifinalement lui permettra de faire la paix avec son âme, de se sentir chez lui.
Toni Morrison, qui a maintenant 81 ans, continue à ausculter la communauté noire américaine qu’elle peint avec tendresse, force et humanisme. Dans ce nouveau roman elle a choisi une période ambiguë (années 50) où, même si l’économie est florissante, de nombreux traumatismes hantent le pays : le maccarthysme, la ségrégation, les expérimentations scientifiques sur les plus faibles, la guerre en Corée... L’auteur analyse l’asservissement tout en s’interrogeant sur l’humanité souffrante, sa grandeur et sa dignité, ce qui nous inspire, à nous lecteurs, le respect.
Son roman est concis et dense. Fini le lyrisme des précédents ouvrages. Depuis quelques années, Toni Morrison ressent le besoin d’ « écrire moins et dire davantage ». Mais plus que tout c’est à l’être humain qu’elle s’attache : « ...faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d’histoire... sentir ce qu’ont éprouvé intimement les individus, ce qu’ils ont enduré, en des époques dont on a parfois oublié ou négligé la face sombre » (Toni Morrison). Voilà une bienveillance qui nous touche profondément de la part de cet écrivain qui, ne l’oublions pas, obtint le prix Nobel de la littérature en 1993. Sa virtuosité nous enchante et ses problématiques nous touchent et nous questionnent.
Home, de Toni Morrison, Ed° Christian Bourgois, 2012
Pascal Bonitzer nous présente une comédie à la fois tendre et mélancolique, où les situations cocasses et dramatiques s’amalgament avec une grande délicatesse.
Damien (Jean-Pierre Bacri), personnage central de cette histoire, est un professeur de civilisation chinoise marié à une «metteur en scène» de théâtre, Iva (Kristin Scott Thomas). Celle-ci insiste vivement pour qu’il demande à son père, président du Conseil d’Etat, d’intervenir auprès d’un de ses amis haut-placé pour sauver une jeune femme serbe, Zorica (Isabelle Carré), de l’expulsion. Mais cette demande va causer bien des désagréments. Damien, qui entretient des rapports complexes avec son père (Claude Rich), repousse l’idée de le contacter depuis bien longtemps et se retrouve maintenant dans l’obligation d’agir rapidement. Ces multiples «entretiens» vont mettre en exergue une incommunicabilité dévastatrice où chaque entrevue, au lieu de dénouer le problème, mène systématiquement Damien vers une situation à la fois dramatique et burlesque, tant l’incongruité de certaines rencontres nous interpelle. Comme à son habitude Pascal Bonitzer met en scène des personnages issus d’un milieu intellectuel bourgeois. Leur univers va tout d’un coup péricliter, les troubles et les déséquilibres de chacun surgissant et mettant à mal ce petit monde bien installé. En bref c’est la débâcle. Damien est enfin forcé de sortir de sa léthargie habituelle, son fils fait figure de pré-adolescent au jugement impitoyable et Iva, sa femme, finit par le quitter pour un acteur plus jeune et plus attirant. Un de ses proches amis, joué par Jacky Berroyer, incarne un type suicidaire follement troublé par une femme plus jeune que lui...
Face à cette drôle de tribu, il y a Aurore, cette jeune femme fraîche et spontanée que Damien rencontre plusieurs fois par hasard (sans se douter qu’elle est la Zorica qu’il doit «sauver»). Elle vit des moments difficiles mais sa vitalité l’emporte sur l’inertie de ce professeur bougon, désabusé mais attachant. Isabelle Carré est éminemment lumineuse et seule sa présence suscite chez Damien une certaine bienveillance. Jean-Pierre Bacri, lui, joue à merveille cet être emprisonné dans une existence cloisonnée et confortable, où l’ennuile submerge indéniablement. La crise qu’il va rencontrer, en affrontant ce problème bien réel des sans-papiers, va lui permettre d’affronter ses propres blessures affectives.
Ses confrontations avortées d’avec son père sont de petits bijoux de comédie sarcastique. Claude Rich est effroyablement jouissif en figure paternelle cruelle. Pascal Bonitzer, que nous avons connu critique et théoricien du cinéma, a laissé de belles traces dans l’univers cinématographique, autant en tant que scénariste qu’en tant que cinéaste. Il nous prouve encore une fois que sa présence dans le cinéma d’auteur français est un bienfait pour nous autres, spectateurs. Et ne comptez pas sur nous pour vous dévoiler qui est Hortense. Rendez-vous dans les salles obscures et cherchez...