« Murina » D’Antoneta Alamat Kusijanovic
« Murina » est le premier long-métrage de la réalisatrice croate Antoneta Alamat Kusijanovic. Son court-métrage « Into the blue », qui avait été remarqué et plusieurs fois récompensé, est le point d’ancrage de l’univers que l’auteure et la metteuse en scène a désiré déployer dans cet opus, reprenant et développant son personnage central, joué de nouveau par Gracija Filipovic.
Ce personnage, une adolescente envoûtante et radieuse qui se prénomme Julija, resplendit dans cette île merveilleusement troublante, entre atmosphère paradisiaque et austérité d’un microcosme naturel où la végétation est rare. Les éléments reflètent avec âpreté mais aussi éclat les sentiments des protagonistes, les secousses internes qui fissurent petit à petit les relations qu’entretiennent Julija, son père Ante (Leon Lucev) et sa mère Nela (Danica Curcic).
Le film nous plonge d’entrée dans les fonds sous-marins bordant la Croatie natale de la réalisatrice. Nous y découvrons deux plongeurs en apnée, à l’affut d’une murène (murina en croate). Ante et sa fille se meuvent avec une aisance naturelle au sein de cet élément qui semble être leur territoire de prédilection. Mais rien d’idyllique a priori : l’atmosphère est troublante, sombre, énigmatique. Et lorsque les deux personnages sortent de l’eau, nous sommes happés par la forte luminosité extérieure, par ce soleil de plomb qui illumine Julija qui porte un maillot de bain d’une blancheur elle aussi éclatante. Quant à la murène, elle est achevée avec dextérité et immédiateté. Nous allons alors découvrir les relations complexes unissant cette famille littéralement isolée sur une île de la mer Adriatique.
Le père, Ante, est un homme tyrannique et irascible. Il est souverain en ce territoire insulaire où il domine sa femme Nela et sa fille. Cependant nous sentons que sa jeune adolescente est sceptique quant à la manière qu’a son père de diriger les deux femmes de sa vie. Quant à Nela, elle a abdiqué et obéit à son mari sans la moindre retenue. Elle veut éviter ses colères et vivre paisiblement. Mais la visite d’un ami de longue date, Javier (Cliff Curtis), va faire chanceler et défaillir l’emprise impérieuse qu’Ante afflige à ses proches. Pourtant Ante est ravi que cette vieille connaissance accoste chez lui. Javier est richissime et pourrait éventuellement investir dans un complexe hôtelier sur cette île éblouissante où un soleil de plomb happe les personnages avec fulgurance. Alors Ante le choie, et l’amitié lointaine du couple et de Javier fait ressurgir des souvenirs enfouis. Ce qui va fortement chambouler l’ascendance et l’omnipotence du patriarche.
Le film oscille ainsi entre paradis terrestre, au sein de cette île enchanteresse, et tourments sulfureux où le trio devenu quatuor révèle des tensions enfouies et par conséquence des déséquilibres mettant en exergue une volonté de s’émanciper de la domination patriarcale, de ces barreaux invisibles qui emprisonnent l’adolescente comme ils ont avili sa mère. La cinéaste témoigne ici de traditions ancestrales qui perdurent encore aujourd’hui. Elle explique que dans son pays, la Croatie, ces manières d’agir ne sont pas du tout choquantes pour une majorité de ses compatriotes. C’est culturel. Ce qui pousse Antoneta Alamat Kusijanovic à s’interroger sur ces phénomènes claniques qui annihilent les aspirations individuelles pour contenter la tradition communautaire. D’où la nécessité pour cette femme cinéaste de développer l’histoire d’une mère et sa fille, de cet héritage générationnel que les femmes se transmettent, claustrées dans cette idéologie machiste, brutale, que la phallocratie anéantit. Mais il est intéressant de constater que lorsqu’Ante doit affronter une volonté masculine (Javier), sa puissance s’affaiblit. Il se heurte à plus fort que lui. Et c’est dans ce contexte que la sauvage et charismatique Julija va lutter pour s’extraire des griffes paternelles. Elle veut « tuer » son père, au sens figuré mais aussi au sens propre, comme nous l’observons dans une scène sous-marine qui s’impose à nous avec effroi. Doit-elle en arriver là pour accéder à sa liberté ? Devra-t-elle affronter l’éventualité de sa propre mort pour enfin se décider à fuir cette destinée toute tracée ?
L’insularité du lieu s’insère dans ces relations complexes où chacun se fait front, saisis dans une nature où les éléments s’accordent avec le ressenti affectif des protagonistes. Dans son interview pour « Cameo Nancy », la cinéaste explique : « Il était très important pour moi de ne pas filmer l’île comme une carte postale. Chaque lieu n’est pas là parce qu’il est beau, mais parce qu’il exprime une émotion sous-jacente à la scène, au film ou au personnage. Par exemple pour moi il était très important de trouver des extérieurs sans aucune végétation. Ainsi (…) il n’y a pas d’arbres. Nous avons dû combiner trois îles différentes. (…) Pour moi ces gens sont comme de la chair nue qui brûle sous le soleil. Je voulais qu’ils soient exposés, qu’ils soient vraiment à nu avec leurs émotions. Cela les fait réagir plus fort à certains moments, car ils n’ont nulle part où se cacher. De même, la maison est très spartiate. Les arbres qui s’y trouvent sont principalement des oliviers, très gris, sans ombres profondes. C’est beau, mais pas confortable. (…) L’eau est le seul endroit où se cacher. C’est un lieu humide et sombre, qui représente presque un nid pour Julija. » D’où un travail extrêmement précis sur deux sphères distinctes : la terre et l’eau. Tous les décors sont situés en Croatie. La directrice de la photographie, Hélène Louvart, travaillait pour la première fois dans des décors sous-marins. Elle a collaboré avec l’expert des prises de vue sous-marines en Croatie : Zoran Mikincic. Et avec des hommes grenouilles dont la spécialité est la prise de vues aquatiques. Les repérages en mer furent rigoureux, et le découpage d’une précision cruciale. Il y eut quarante jours de tournage, dont douze sous l’eau. Et un seul jour en intérieur. Sur son travail sur la lumière, Hélène Louvart raconte dans une interview pour AFC : « Les fonds sous-marins sont assez bleus, cyans, avec quelquefois des mélanges de couleurs du fait de la présence de murs ou de roches végétales marron, violets sombres, ou orange (…). Les projecteurs étaient des LEDs sur batteries, modulables chauds/froids et je rajoutais des gélatines de couleur pour compenser ou accentuer les teintes naturelles (…). L’équipe de prises de vues sous-marines tenait les projecteurs à la main, ou bien les calait entre des roches. Pour certaines scènes, nous devions couper l’excès de lumière de soleil avec de grands tissus noirs posés à la surface de l’eau (…). Les scènes de nuit sous l’eau sont éclairées avec des projecteurs placés hors de l’eau sur des rochers, que je pouvais moduler à distance, pour reprendre l’effet lampe de poche de Julija. » Toute cette dynamique de tournage fut intensément préparée et les images en sont l’éblouissant reflet. Toutes ces sensations esthétiques, cette perception du beau, accompagnent émotionnellement les bouleversements des personnages, les secousses affectives et sensibles qu’ils éprouvent. L’affect est sous haute tension et s’harmonise avec la sensibilité artistique que la cinéaste a voulu retranscrire, ancrée dans une recherche lumineuse à la fois puissante et délicate, au sein d’un environnement naturel en analogie avec la disposition d’esprit désirée. Et puis, comme figure centrale, la singulière Julija, qu’A. Alamat Kusijanovic affectionne puissamment, mettant en exergue sa singularité avec une passion sans faille. La jeune Gracija Filipovic connaissait la cinéaste depuis plusieurs années, c’est-à-dire depuis le tournage du court-métrage. Elles se sont vues régulièrement durant ces quatre années qui séparent le court du long-métrage, pour préparer ce rôle encore plus riche, avec plus d’ampleur. Et le casting s’est donc déroulé de manière à s’accorder avec cette jeune comédienne. De surcroît la réalisatrice a rassemblé ses comédiens sur une île pendant un mois entier où ils ont vécu ensemble, comme une vraie famille ! Elle leur a demandé de se comporter le plus souvent possible comme les personnages du film, afin d’assimiler les liens particuliers qui les unissent et les désunissent. Ils ont ainsi tissé des liens personnels, mais aussi joué leurs rôles pendant quelquefois plusieurs heures sans interruption, de manière naturelle. L’investissement était à son apogée.
Quatre comédiens emblématiques traversent ce premier long métrage co-produit par Martin Scorsese avec une puissance magnétique qu’A. Alamat Kusijanovic sublime avec force. Née à Dubrovnik, elle a fait ses études en Art à Zagreb puis à l’université de Columbia. Elle vit aujourd’hui à New-York. Scénariste et réalisatrice de « Murina », elle a reçu la Caméra d’Or du Festival de Cannes en 2021. Ce film est un magnifique premier opus qu’il ne faut pas manquer.
Sortie 20 avril 2022 / Comédiens : Gracija Filipovic (Julija), Danica Curcic (Nela), Leon Lucev (Ante), Cliff Curtis (Javier) / Réalisatrice : Antoneta Alamat Kusijanovic / Scénario : Antoneta Alamat Kusijanovic, Frank Graziano / Directrice de la photographie : Hélène Louvart / Son : Julij Zornik / Décors : Ivan Veljaca / Montage : Vladimir Gojun / Musique : Evgueni Galperine, Sacha Galperine / Nationalité : Croate