Les intranquilles De Joaquim Lafosse (2/2)
Alors même que Joaquim Lafosse traque sans relâche cette montée d’adrénaline inépuisable de Damien, il s’attache avidement aux émotions et au ressenti de Leïla qui se bat sans relâche pour que le noyau familial ne sombre pas.
Elle se débat avec une volonté incroyable, mais est épuisée, éreintée et démoralisée face à son impuissance à lui faire prendre ses médicaments. L’anxiété profonde qui en découle, cette peur de subir une énième phase maniaque, l’anéantit à petit feu. Et malgré tout cela elle s’évertue à maintenir une famille, à rassurer et protéger son fils Amine qui admire son papa mais a bien assimilé le fait qu’il est différent, que ses réactions et son comportement sont excessifs. Joaquim Lafosse retranscrit avec attendrissement le regard de l’enfant, à la fois irrésistiblement séduit par ce père fascinant et inquiet, et parfois affolé par certaines de ses attitudes. La vision d’Amine est profondément touchante et quelquefois tragique de par son incompréhension face à l’extrême singularité de son papa. Le cinéaste filme les regards avec intensité afin de nous faire éprouver les sentiments, les instants complices entre les trois personnages, et l’amour qui les lie avec frénésie. Mais cette chaîne puissante d’amour va progressivement basculer dans la souffrance, jusqu’à une certaine virulence destructrice. De là naît une anxiété profonde car la situation paraît incontrôlable.
Le cinéaste nous montre, au fil du temps, les différentes phases de l’évolution de la vie de ces trois âmes dont le quotidien est imprévisible, dysfonctionnel. Jusqu’à ce que Damien soit de nouveau interné, puis de retour à la maison dans un état amorphe, implacable, son corps n’étant plus animé que par la prise de médicaments. Il est éteint. C’est ce que redoutait Damien : ne plus être en possession de cette énergie pour créer, peindre avec frénésie. La demi-mesure est-elle envisageable ? Le personnage de Leïla appréhende tellement une nouvelle crise qu’elle-même amplifie cette appréhension jusqu’à en devenir paranoïaque.
Nos personnages sont d’une intranquillité permanente, et s’éloignent petit à petit d’une sérénité familiale tant désirée par Leïla, mais il leur est pour l’instant impossible d’en trouver la route. La maladie engloutit tout sur son passage. Elle est une adversaire redoutable.
Joaquim Lafosse explique, dans « Cineuropa » : « Ce que j’ai essayé de filmer, c’est ce moment où l’on comprend que l’autre ne sera pas là où on l’attend. Dans ces cas-là qu’est-ce qu’on fait, on rompt ou on continue ? (…) Ce qui m’apaise le plus avec ce film, c’est d’avoir réussi à faire dire au personnage masculin auquel je m’identifie : « j’ai ma part de responsabilité et je dois être vigilant, s’il y a débordement, ce sera de ma faute, mais je ne peux pas être un autre. » Et il faut être fort pour assumer cette responsabilité, et libérer l’autre. »
Le tournage s’est déroulé dans l’ordre chronologique du récit. La manière de travailler de Joaquim Lafosse est empreinte d’une collaboration étroite avec son équipe. Tout d’abord au niveau de l’écriture. Après avoir mis sur papier son histoire intime avec l’aide de Juliette Goudot, il a débuté l’écriture du scénario avec Anne-Lise Morin, puis a travaillé avec François Pirot, et enfin avec Chloé Leonil et Lou de Pontavice. Ces dernières ont aidé le cinéaste à développer le personnage féminin en amenant une vision de femme sur le ressenti de Leïla. Mais il faut bien comprendre que Joaquim Lafosse ne reste pas figé sur un scénario lorsque le tournage commence. Même si rien n’est véritablement dans l’improvisation, toute proposition est la bienvenue, laissant toujours une ouverture possible qui permet d’alimenter l’écriture scénaristique. Comme en témoigne Leïla Bekhti : « Tout le monde donnait son avis. J’ai adoré travailler comme ça. J’ai adoré quand Joaquim nous a dit : écoutez on n’a pas encore la fin, mais on verra. Vous savez quoi, on verra ce que vous ferez de vos personnages. (…) Nous déciderons ce jour-là. Mais c’est merveilleux de nous dire ça. » (Première). Damien Bonnard raconte de son côté cette scène finale : « Cette fin existait mais les dialogues étaient très nombreux et il (Joaquim) pensait la retravailler sans savoir comment. Il a fallu toute la journée. On est arrivé à 8h sur le plateau et à 18h30 on est parvenu à cet épilogue en enlevant des éléments. On cherchait aussi du point de vue de nos personnages. (…) A la fin de la journée, il restait l’essence » (Madame fait son cinema). Le cinéaste a ainsi désiré faire participer ses deux comédiens à cette scène essentielle mais aussi à d’autres propositions. D’ailleurs, avant le tournage l’équipe a pu répéter pendant une quinzaine de jours afin de définir plus précisément l’écriture. C’est lors de ces répétitions que les deux comédiens ont proposé de garder leurs prénoms, ce qui a ravi le cinéaste car cela lui permettait de ressentir différemment l’intimité de cette histoire, de se placer à une certaine distance de son expérience personnelle. Et c’est lors de ces séances de travail que Joaquim Lafosse a eu le sentiment que la fin n’était pas celle qu’il désirait. Il a dès lors proposé à Damien et Leïla de la penser en fonction de ce qu’ils ressentiraient au fur et à mesure de l’évolution du tournage. Le cinéaste fut d’ailleurs enjoué de l’ouverture suggérée par Damien et Leïla.
Le directeur de la photographie a filmé avec son i phone ces répétitions qui ont eu lieu sur le décor. Joaquim Lafosse s’est enrichi de ce partage avec les comédiens, prenant ainsi une certaine distance avec le caractère autobiographique de son histoire, et se plongeant dans un travail collectif que toute son équipe a vécu avec plaisir. Toute proposition était digne d’intérêt et de réflexion. Jean-François Hensgens raconte que, pendant le tournage, Joaquim Lafosse « va par petites touches sculpter ou amener le plan vers ce qu’il souhaite. Moi je me sens un peu comme un acteur avec la caméra où il me pousse, il me calme, c’est très agréable. C’est un engagement fort mais c’est enthousiasmant » (AFC). Le directeur de la photographie explique aussi que le cinéaste désirait qu’une forte sensualité émane de son personnage féminin, tout en la signifiant avec délicatesse et tact. Derrière l’investissement intense et épuisant de Leïla, demeure une femme amoureuse. Le film dégage certaines émotions avec une profondeur touchante, plongeant avec suavité dans l’intimité de cette famille qui se débat pour perdurer. Mais en filmant sans s’appuyer sur des effets, comme l’explique J.F. Hensgens : « la caméra est pour moi une forme de vecteur, qui permet la transmission de l’émotion. Il ne faut pas qu’elle prenne le pas sur ça. L’émotion ce sont les acteurs qui me l’envoient, c’est le scénario, c’est l’histoire,… c’est pas nous qui transmettons de l’émotion, c’est pas la caméra : elle la capture et c’est un passage. Mais le créateur de l’émotion c’est avant tout le comédien et l’interprétation et le travail que le réalisateur peut faire. Il faut trouver le bon rapport. » (AFC)
Quant à la recherche sur la lumière, les différentes phases de vie ont été éclairées selon des nuances lumineuses traduisant l’évolution des personnages, déclinant le diaph au gré de ces moments particuliers de leur existence.
« Les intranquilles » est un film empreint de chaleur humaine, un film sur le combat astreignant, étouffant, d’êtres qui s’aiment malgré les tensions accrues au fil du temps, où les corps se débattent, éprouvés par l’empreinte inéluctable de la maladie. Nous sommes au cœur de l’intime, Joaquim Lafosse délivrant ainsi un témoignage d’une richesse indispensable sur le ressenti, les souffrances et surtout l’amour de l’entourage familial.
Réalisation : Joaquim Lafosse / Scénario : Juliette Goudot, Anne-Lise Morin, François Pirot, Chloé Léonil, Pablo Guarise, Lou Du Pontavic / Interprétation : Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah, Patrick Descamps, Jules Waringo, Alexandre Gavras / Direction de la photographie : Jean-François Hensgens / Montage : Marie-Hélène Dozo / Son : François Dumont / Décor : Anna Falguères / Production : Stenola Production / Distribution internationale : Luxbox / Distribution France : Les films du losange