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LA NUIT DU 12 De Dominik Moll 1/2

« La nuit du 12 », mis en images par le cinéaste Dominik Moll, est le fruit de l’adaptation d’un récit témoignant du travail des enquêteurs de la PJ de Versailles : « 18.3 – Une année à la PJ ». Son autrice, Pauline Guéna, a passé une année au sein de cette PJ responsable de l’ensemble de l’Ile de France (excepté la ville de Paris). Elle s’est intéressée aux tâches journalières de ces investigateurs qui doivent faire face à des affaires parfois complexes, à des histoires éprouvantes, tout en étant noyés dans des procédures inouïes où la paperasse prend l’essentiel de leur temps.

   Dominik Moll s’est d’abord intéressé à ce livre du fait de ces quelques mots : « A la PJ on raconte qu’un jour ou l’autre, chaque enquêteur tombe sur un crime qui le hante et qui va l’obséder. » La hantise. L’obsession. Voilà deux termes saisissants qui portent ce film avec intelligence et sobriété. Et cela à travers une seule affaire que le cinéaste a décidé de développer, issue des deux derniers chapitres du livre, soit une trentaine de pages dédiées à Clara, assassinée abominablement et dont l’enquête criminelle n’a jamais pu être résolue. Ce qui a provoqué de profonds tourments chez un enquêteur, Yohan, dévoré par cette affaire en suspens, dont l’irrésolution paraît inacceptable. Nous sommes donc, en tant que spectateur, confrontés dès le départ à cet état de fait : le meurtre de la jeune fille dont nous allons suivre les investigations n’a jamais été élucidé. Tout espoir nous est d’ores et déjà oté. Mais c’est avec beaucoup de tact que Dominik Moll va nous plonger dans l’atmosphère où évolue ce cercle de policiers, happé par un quotidien harassant. Ils vont se heurter à une multiplicité de problèmes allant de procès-verbaux interminables à un matériel défectueux, d’interrogatoires déroutants à des malaises qui font froid dans le dos quant aux témoignages des suspects. Mais jamais sans oublier cette trace d’humanité, inaltérable, mise en exergue par le cinéaste qui s’attache aux réactions et ressentis des enquêteurs lors des interrogatoires et des différentes recherches. Les pensées intimes de chacun transparaissent par un regard, une remarque, une colère, un effroi. C’est d’ailleurs en nous plongeant dans la PJ de Grenoble que Dominik Moll démarre son film. Il nous présente d’entrée ce groupe de policiers fêtant le départ de son chef, qui passe alors la main à son nouveau capitaine Yohan (joué par Bastien Bouillon). Nous faisons d’entrée connaissance avec ce microcosme particulier, profitant d’un moment de joie. Mais dès le lendemain, une affaire effroyable leur est confiée : une jeune femme a été brûlée vive durant cette nuit du 12, en rentrant à son domicile situé à quelques mètres de chez son amie, où elle a passé une soirée entre copines. Le meurtre a eu lieu à Saint-Jean-de-Maurienne, ville choisie très précisément par Dominik Moll car c’est une ville montagnarde industrialisée, loin de l’image pittoresque que l’on peut avoir, où s’entremêlent des univers disparates : une vaste usine d’aluminium, une autoroute, une station de ski, des barres d’immeubles… avec les montagnes en arrière-plan. Quant à la PJ, le réalisateur l’a transférée de Versailles à Grenoble, ville réputée comme étant une cuvette cerclée de montagnes, ce qui incarne précisément l’enfermement des protagonistes. La montagne est véritablement un choix et sert complètement ce drame. Elle est grandiose et monumentale, mais aussi oppressante et inquiétante. D’où cet effet de claustration des personnages, que nous retrouvons tout au long du film, accentuant ainsi les différentes déceptions face aux échecs des investigations, comme s’il n’y avait pas d’ouverture, de lumière quelque part. D’ailleurs le cinéaste a choisi d’attribuer au personnage de Yohan une activité incongrue : le cyclisme, mais dans un vélodrome. L’enquêteur tourne inlassablement en rond, comme si l’horizon y était totalement obstrué. Yohan est un homme calme, peu loquace, mesuré, vaguement triste. Il ne se dévoile pas facilement et garde ses émotions pour lui. Cependant nous lisons sur son visage une grande sensibilité, une inquiétude tangible face à cette affaire qui n’avance pas. Il forme un tandem contrasté avec Marceau, joué par Bouli Lanners qui se révèle être un personnage très attachant. Il est sanguin, bavard, se confie aisément. Il peut paraître rustre mais c’est un homme qui vit intensément ses émotions, et dont la sensibilité est à fleur de peau. Son rêve aurait été d’être prof de lettres. Il récite d’ailleurs quelques vers de Verlaine à Yohan (« Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l’heure passé »). Ces deux personnages aux antipodes forment un duo véritablement attachant, duo absolument désarçonné par l’immense bêtise des différents suspects qu’ils vont interroger. Une cruauté d’une ineptie déroutante émane de tous ces hommes qui ont eu une liaison avec la victime. Aucun n’est naturellement touché par cette tragédie. Pas le moindre sentiment n’émerge. Aucune émotion palpable, sinon l’indifférence, le rire même.

   Ce qui est terrible, c’est que l’on sent que certains policiers commencent à s’interroger sur la multiplicité des liaisons passagères de Clara, sur son attirance pour les « mauvais garçons » : n’a-t-elle pas un peu cherché ce qui lui est arrivé ? C’est là un axe inhérent au film : s’interroger sur la masculinité, et de surcroît sur les rapports homme – femme. Dominik Moll et son coscénariste Gilles Marchand ont écrit le scénario en fonction de cela, comme le souligne le cinéaste : « Gilles Marchand a eu très vite l’intuition que l’un des fils rouges à déplier se situait quelque part autour du questionnement de la masculinité : la PJ est un milieu exclusivement masculin, que ce soit Versailles ou Grenoble, j’y ai fait une immersion d’une semaine, on est vraiment entre mecs, à une ou deux exceptions près. Comment ces policiers gèrent la violence exercée par d’autres hommes sur des femmes, pas exclusivement des femmes d’ailleurs, mais qu’est-ce que ce genre de faits divers leur renvoie de leur propre masculinité ? » (Interview de D. Moll sur So Chaos). Grâce aux interrogatoires, le cinéaste nous révèle un vaste échantillon de comportements masculins, montrant les expressions et postures de chacun, et mettant en évidence leur parole et le langage utilisé, afin de nous interroger sur leur manière d’être et de réagir face à l’attitude spécifique d’une femme, en l’occurrence la victime. Et pour renforcer cette réflexion, D. Moll nous immerge au sein d’une scène clé du film : celle de l’entrevue avec Nanie (Pauline Serieys), la meilleure amie de Clara, que Yohan interroge sur son lieu de travail, dans une cantine d’entreprise vide. Les mots de la jeune femme sont un appel désespéré à ouvrir les yeux sur l’attitude même des enquêteurs, de tous ces hommes qui fouillent dans la vie de la victime avec des a priori indécents et une vision obsolète. C’est un moment crucial quant à l’appréhension de Yohan envers Clara. Sa perception s’en trouve modifiée, et c’est une femme qui permet cette remise en question. Cette scène est aussi très appréciée par le directeur de la photographie Patrick Ghiringhelli, et elle a changé de décors pour des raisons inhérentes à son enjeu. Dans AFC, D. Moll nous l’explique : « Cette scène avait été initialement prévue en extérieur, sur le parking d’une boulangerie industrielle. Le personnage de Nanie était censée y travailler, et la discussion s’effectuait lors d’une pause, derrière le bâtiment. C’était l’une des scènes clés du film, très intense et chargée d’émotion. Lors des repérages, les souffleries industrielles et le passage des voitures à proximité nous ont fait réaliser qu’on faisait fausse route sur ce décor et qu’il y avait trop de nuisances sonores et visuelles pour permettre aux comédiens de plonger complètement dans cette scène. En cherchant un décor plus propice, nous sommes tombés sur le restaurant d’entreprise de l’entreprise Trimet, une usine d’aluminium qui emploie des centaines d’ouvriers. Cette cantine est un lieu assez saisissant, très années 60, toujours dans la lignée de la fameuse ligne claire d’Hergé, avec de grandes baies vitrées, des rideaux turquoise, un plafond bleu–vert brillant, et la perspective des rangées de table. » Et patrick Ghiringhelli d’ajouter : « (…) on a eu beaucoup de chance sur ce film avec la météo. La scène est tournée en lumière naturelle. Il y a un côté « diner » à l’américaine, avec une découverte sur une voie ferrée où passent des trains de marchandises, et les montagnes en arrière-plan. Le site étant situé en fond de vallée, le créneau qu’offrait le soleil d’automne n’était pas très long, et je me souviens que l’on a achevé la dernière prise alors que le dernier rayon de soleil disparaissait derrière les montagnes. » Cette scène cruciale fut donc riche en émotion, délivrant une réelle source de réflexion au personnage de Yohan.

   Et c’est d’ailleurs grâce à trois rôles féminins que le cheminement personnel de Yohan va évoluer. Cette scène avec Nanie est un bouleversement, mais il va ensuite avoir affaire à une juge d’instruction (jouée par Anouk Grinberg) qui refera surgir trois ans plus tard ce vieux dossier jamais résolu, et une nouvelle enquêtrice (Mouna Soualem) qui arrivera dans l’équipe à ce moment-là. Les mots et la pensée de chaque personnage féminin auront une forte incidence sur Yohan, insinuant ainsi que communiquer, échanger, favorise les relations entre les femmes et les hommes et par là-même signifie une ouverture féconde.

Sortie : 13/07/22

Réalisation : Dominik Moll / Scénario : Dominik Moll et Gilles Marchand / Direction de la photographie : Patrick Ghiringhelli / Son : François Maurel / Montage : Laurent Rouan / Décors : Michel Barthelemy / Costumes : Dorothée Guiraud / Production : Haut et Court / Producteurs : Barbara Letellier et Carole Scotta / Distribution : Haut et Court

Distribution : Bastien Bouillon (Yohan) ; Bouli Lanners (Marceau) ; Pauline Serieys (Nanie), Lula Cotton-Frapier (Clara) ; Anouk Grinberg (La juge d’instruction) ; Mouna Soualem (Nadia) ; Theo Cholbi (Willy) ; Johann Dionnet (Fred) ; Thibaut Evrard (Loïc) ; Julien Frison (Boris) ; Paul Jeanson (Jérôme)