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Deux De Filippo Meneghetti

« Deux » explore un sujet souvent tabou dans notre société : l’amour intense partagé par deux femmes septuagénaires, à l’abri du regard des autres. Nous découvrons de prime abord la passion que vivent au quotidien Madeleine (Martine Chevallier) et Nina (Barbara Sukowa), deux voisines habitant les deux seuls appartements du dernier étage d’un immeuble. Elles circulent entre ces deux foyers dans un partage de vie émouvant. Leurs personnalités sont éminemment différentes, la fougueuse Nina assumant totalement son amour et voulant le montrer au grand jour, mais acceptant la peur et l’angoisse de la douce Madeleine qui n’a jamais su l’annoncer à ses deux enfants. 

Mais la pression de Nina devient forte car elles ont un projet : aller s’installer ensemble à Rome. Malgré la promesse de Madeleine d’en parler enfin à Anne (Léa Drucker) et Frédéric (Jérôme Varanfran), elle échoue une fois de plus, n’osant leur avouer qu’elle n’aimait plus leur père depuis bien longtemps. Malgré la mort lointaine de celui-ci, la pression est encore étouffante, asphyxiante. Quant à l’aveu d’être tombée amoureuse d’une femme, elle sent le terrible manque d’ouverture de ses enfants à l’entendre. Nina finit par être très en colère. C’est alors qu’une terrible catastrophe va bouleverser la vie de ces deux amoureuses. Madeleine fait un AVC, perd la parole, ainsi que son intégrité corporelle. Ce sont donc ses enfants qui décident maintenant pour elle, et Nina devient du jour au lendemain la voisine de palier, certes sympathique mais qui se révèle trop intrusive aux yeux d’Anne lorsqu’elle découvre la relation particulière qui les lie. Choquée, elle emmène Madeleine du jour au lendemain dans un établissement qui la tue à petit feu, loin de la seule personne qui pourrait lui faire du bien.

« Deux » est le premier long métrage réalisé par l’italien Filippo Meneghetti, qui vit maintenant en France. A l’origine de l’écriture de ce film, le cinéaste témoigne : « A 17, 18 ans, j’ai été proche en Italie de femmes qui vivaient ce type d’expérience en province et cette difficulté des lesbiennes de l’époque m’a marqué. Et puis j’avais envie de raconter la réalité de personnes mûres dans une société obsédée par le jeunisme. La sexualité des personnes âgées est en soi un tabou, intéressant à aborder pour un cinéaste. (…) « Deux » aborde l’autocensure à travers le regard des autres qui accule à la différence. Qu’est-ce qui arrive lorsqu’on sort de la norme ? (…) On peut fermer sa porte au monde, mais le regard posé sur soi-même nous habite à demeure. Le problème de Madeleine, c’est d’avoir intériorisé la perception des autres, la sottise de la société. » (extrait de l’interview de F. Meneghetti dans « Le Devoir »)

La pression de l’entourage familial et l’influence coercitive de la société habitent le film, exerçant une mécanique de peur. Cette notion de « peur » intéresse depuis longtemps F. Meneghetti qui a pour dessein de bousculer ce que chacun dissimule au plus profond de soi. C’est pour cette raison qu’il aborde cette liaison passionnelle comme un thriller. Il veut faire partager au spectateur le malaise psychique et moral des personnages, ses angoisses et la manière dont chacun pratique l’autocensure.

Ce film parle ainsi de l’exclusion sous toutes ses formes. De quelle manière un être se met à l’écart de la société, mais de surcroît comment il peut aussi isoler les autres. Tout cela est encore une question de regard, celui que nous portons sur autrui, mais aussi celui que nous redoutons. Le cinéaste nous interpelle, sans pathétisme affecté, en instaurant une tension oppressante mettant en exergue un thriller captivant. Car le suspense est aussi un apanage de cette intrigue singulière. Et c’est grâce à l’intensité et la beauté de l’amour de ces deux femmes que l’emprisonnement de la société explosera en éclats et qu’enfin les regards se heurteront, jusqu’à se dévoiler à tout prix.

Mais ce qu’il y a de plus touchant dans « Deux », ce sont les deux extraordinaires actrices qui se mettent à nu, assumant les traces du temps sur leur corps, belles d’avoir vécu, de nous montrer les sinuosités de la vie, face à une caméra émue. Filippo Meneghetti nous livre : « Nous vivons dans une société obsédée par la jeunesse qui érige des canons de beauté exerçant une pression problématique. Il me paraissait important d’aller à l’encontre de cette dynamique, en orientant la caméra vers des personnes du troisième âge. Sans maquillage, ou presque. En gros plan. Afin de regarder la vérité de l’âge en face, mais aussi pour déceler des beautés trop souvent oubliées. Par exemple j’ai toujours été fasciné par les rides, car chacune d’elle porte une histoire. Je me suis dit que cette sensibilité pouvait être partagée. » (Interview « Institut français ») Le cinéaste a voulu travailler avec des actrices qui se sentaient à l’aise avec leur âge. C’était primordial. Il voulait aussi que leurs parcours de vie divergent, que leurs manières de jouer diffèrent. Et effectivement les deux comédiennes sont absolument dissemblables. Et sont magnifiquement scrutées par la caméra, qui s’attarde sur ces visages où transparaît le vécu de chacune d’entre elles, les révélant sans fioritures. Deux films sont cités par le directeur de la photographie Aurélien Marra en guise d’inspiration pour lui et le metteur en scène : « Conversation secrète » de F.F.Coppola (avec une photographie de Bill Butler) et « Birth » de Jonathan Glazer (avec une photographie de Harris Savides). Dans le premier, Aurélien Marra explique : « Je me souviens de la première séquence dans laquelle Gene Hackman rentre dans son appartement. En analysant la scène, on s’aperçoit que ça se fait à travers une série de panoramiques totalement asynchrones avec les déplacements du personnage… la caméra continuant parfois son mouvement alors que le comédien s’est posé quelque part. Ce genre de motifs grammaticaux était extrêmement important pour Filippo, dans l’idée de créer une certaine autonomie de la caméra par rapport aux personnages. Créer une sorte de sensation de discordance… » (Interview d’Aurélien Marra, AFC). Autre point essentiel, dans « Birth » cette fois-ci : « les mouvements de zooms frontaux, lents, sans recadrage, nous ont inspirés pour retranscrire les moments d’introspection des personnages. » (AFC) Ces deux inspirations nous parlent lorsque nous visionnons « Deux ». Filippo Meneghetti a opté pour un format cinémascope, avec une caméra Sony Venice, en RAW4K (Super 35). Le choix de la série d’optiques (Bausch § Lomb Super Baltar) est dû à « un rendu très marqué, très doux à pleine ouverture mais pouvant devenir sensiblement plus contrasté et piqué dès qu’on ferme un peu le diaph… » explique A. Marra. Et cela au service d’une démarche esthétique totalement en adéquation avec ce que désirait retranscrire le cinéaste.

Le budget du film fut de 2 millions d’euros. Le projet mit presque six ans à se développer, et les problèmes de financement furent impactant. Cinq semaines avant le début du tournage, F. Meneghetti et son équipe réalisèrent que le budget était trop faible pour financer la totalité des scènes. Il fut donc nécessaire de couper des séquences, de faire face à ces contraintes de dernier moment pour un tournage qui comptabilisa 31 jours, dans des extérieurs situés en Occitanie, et des intérieurs en studio (au Luxembourg). En studio, avec la cheffe décoratrice Laurie Colson, l’équipe a combiné l’emplacement des pièces de l’appartement « en fonction des intentions de mise en scène », en se référant au découpage filmique et en effectuant des projections sur le décor en 3D. Le tournage ayant débuté par les extérieurs dans le sud de la France, le directeur de la photographie a pu ensuite adapter en studio les ambiances lumineuses extérieures, influençant alors la luminosité intérieure de son décor. Il a de surcroît fait de nombreux « relevés d’intensité et d’angles d’entrée de lumière dans le vrai appartement » (celui sur lequel s’est basée la construction du décor, et devant lequel ont été filmés des plans extérieurs rue et balcon). A. Marra a travaillé de manière à utiliser au maximum la lumière réelle du lieu de tournage des extérieurs, se référant avec une belle authenticité aux sensations lumineuses ressenties et observées.

La sensibilité règne au cœur de ce film à la fois intense et délicat, subtil et décomplexé, où l’âge n’affaiblit ni l’ardeur, ni la passion.

Réalisation de Flippo Maneghetti - scénario de Flippo Maneghetti et de Malyvone Bovorasmy - porduction de Paprika Films - distribution de Doc & Films International - photographie d'Aurélien Marra.