Je verrai toujours vos visages De Jeanne Herry
Le nouvel opus de Jeanne Herry sonde les mécanismes qui se combinent au sein de la justice restaurative, dispositif instauré par l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira en 2014. « Je verrai toujours vos visages » est un film puissant sur la force et la valeur de la parole. Il amorce un dialogue entre victimes et agresseurs, encadrés par des médiateurs dans des lieux sécurisés, dans l’espoir de colmater le lien social, de régénérer les êtres et de conjurer la récidive des individus coupables d’infractions.
Ce dispositif, né au Québec, rassemble des personnes dans « un endroit où l’on s’écoute, où l’on se parle, où l’on se répare par le collectif et le dialogue. (…) Ce ne sont pas des dispositifs fantasmés, bisounours, utopistes, ce sont des dispositifs concrets », explique Jeanne Herry à Radio France. La réalisatrice s’est extrêmement documentée afin de saisir l’ensemble du processus d’accompagnement et d’encadrement des victimes et agresseurs, ainsi que les rouages psychologiques engendrés par ces entrevues. Elle a ainsi participé à certaines formations de médiateurs spécialisés en justice restaurative, comme le font dans la première scène du film les personnages de Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Fanny (Suliane Brahim), où des jeux de rôles s’organisent afin d’interpréter soit un agresseur, soit une victime. Cette expérience lui a permis d’éprouver elle-même le ressenti de chacun face à de telles rencontres, ce qui a nourri son écriture. Car jeanne Herry écrit seule ses scénarios, d’où le travail immense de recherche avant de se consacrer à l’histoire et aux dialogues. Elle a en sus recueilli beaucoup de témoignages et récits qui lui ont permis d’élaborer la construction de ses différents personnages : « ça se fait à travers un mélange de gens qu’on a croisés, un mélange de nous-mêmes. C’est une fusion entre plusieurs personnes. Il y a évidemment une large influence des témoignages que j’ai reçus, forcément, sur les témoignages de victimes, sur les différents types d’agression, sur les répercussions différentes que ça a sur la vie des gens. C’est vrai que rencontrer un homejacker, qui m’explique comment il fait, ce qu’il ressent, sa subjectivité… Tout ça c’est hyper riche » (Cinésérie). Bien évidemment la réalisatrice n’a pas pu assister à des séances entre victimes et détenus. Ces espaces de temps de rencontres doivent être protégés, épargnés de toute intrusion extérieure non formée et agréée. Ce sont des instants de vie denses, emplis d’émotions. C’est pour cette raison que les témoignages ont été recueillis en dehors de ce contexte si particulier.
Le travail d’écriture en solitaire de Jeanne Herry a duré un an. Elle a écrit pour certains acteurs, d’autres sont venus dans ses pensées après l’écriture. Les trois comédiens qui l’ont d’abord inspirée sont Miou-Miou, Gilles Lellouche et Leïla Bekhti. Sans évidemment savoir si tous accepteraient le rôle, surtout que leurs personnages n’apparaissent qu’après une cinquantaine de pages du scénario. Ce qui d’ailleurs fit hésiter Jeanne Herry à proposer le rôle à Leïla Bekhti, de peur que cela la décourage. Mais c’était sans compter sur la beauté des personnages qu’elle offrait aux comédiens. De multiples personnages, auxquels nous allons nous attacher, jalonnent le film. Nous avons quatre victimes : Grégoire (Gilles Lellouche), Nawelle ((Leïla Bekhti) et Sabine (Miou-Miou) qui ont respectivement subi des agressions de homejacking, braquage et vol de sac à main à l’arrachée. Puis Chloé (Adèle Exarchopoulos) qui a subi un inceste de la part de son frère. Du côté des agresseurs, il y a Nassim (Dali Benssalah), Issa (Birane Ba) et Thomas (Fred Testot) : tous les trois sont emprisonnés pour agression et vol. Et puis il y a les médiateurs : Judith (Elodie Bouchez), qui va s’occuper de Chloé et de la rencontre avec son frère revenu habiter en ville ; Fanny (Suliane Brahim) et Michel (Jean-Pierre Darroussin) qui s’occupent avec des bénévoles du « cercle » qui unit la rencontre entre trois victimes et trois agresseurs.
Le personnage joué par Leïla Bekhti a été insufflé par quelqu’un qui s’est confié à Jeanne Herry. C’est celui qui retrace le plus exactement le vécu d’une personne rencontrée : la manière dont l’agression s’est produite et les conséquences pesantes intervenues dans sa vie quotidienne, ainsi que la répercussion de cette justice restaurative sur le déblocage qui s’est opéré.
Les autres personnages sont le fruit d’une combinaison de plusieurs rencontres et témoignages, et d’inventions personnelles. Le cheminement des différents protagonistes relève d’une démarche longue et intense en émotion, où se côtoient parole et silence, courroux et apaisement, souffrance et espérance. L’état de déséquilibre installé profondément chez ces personnages se mue en une progression continue vers une prise de conscience qui permet à chacun d’évoluer, de reprendre confiance, pour peut-être se sentir enfin dans un état d’esprit plus apaisé.
La réalisatrice a choisi de nous faire découvrir deux processus de justice restaurative. L’un représente un cercle de rencontres, où les agresseurs, les victimes et les médiateurs s’assoient en rond pour former un cercle de discussion, où chacun peut prendre la parole lorsqu’il le désire, cet acte étant enclenché par la prise d’un bâton posé au centre de la boucle de parole. Dans ce cas, auteurs d’infractions et victimes ne se connaissent absolument pas. Dans le second processus, la victime Chloé désire rencontrer son agresseur (son frère), sorti de prison et revenu habiter non loin d’elle. C’est une demande de médiation que la jeune femme désire entreprendre afin de ne pas croiser son frère par hasard. Celui-ci doit évidemment être d’accord. Car toutes ces médiations se basent sur du volontariat. Quels que soient les actes commis à l’encontre des victimes, celles-ci ont traversé des étapes psychologiques souvent similaires, que ce soient la colère, la rancœur, le sentiment de culpabilité, la peur, mais aussi la morosité, la tristesse. Elles sont si déstabilisées que reprendre confiance en elles et en autrui leur paraît insurmontable. Comme des rescapés, qui ont besoin de s’extraire de cette blessure physique et psychique, de ce trauma. Ce sont donc essentiellement des séquences qui se déroulent à huis-clos que nous observons à l’écran, où aucun délit, aucun crime, n’est montré. Seuls les mots et les silences parlent, expriment la subjectivité des personnages. La perception de chaque sujet pensant, de chaque conscience, nous permet d’entrer dans l’univers des âmes présentes. Et les principales ressources utilisées par Jeanne Herry sont l’observation des visages, le son des voix, et les dialogues, le choix des mots. La parole est la substantifique moelle du film. L’écoute en est d’autant plus essentielle et les silences, fondamentaux. Il ressort de cette expérience une intense humanité, où l’attention aux autres devient absolue, entière. La réalisatrice plonge dans les paysages émotionnels de ses protagonistes. Sa mise en scène est sobre, adepte d’une retenue qui se concentre sur le jeu des comédiens, sur les traits essentiels de la dramaturgie. Elle met en exergue l’entrée en relation avec l’autre, segmente chaque divulgation personnelle, alors qu’au second plan ceux qui ne parlent pas sont observés et contrebalancent leur comportement en fonction de ce qu’ils entendent et perçoivent. La caméra se concentre inlassablement sur eux. Peu d’«effets » dans sa manière de capter les visages, les corps, ou s’il y en a, c’est qu’ils possèdent une incidence particulière, donc une nécessité dramaturgique distinctive. Jeanne Herry s’est par exemple appliquée à rester en caméra fixe lorsqu’elle filmait le personnage de Nassim. Elle n’a de surcroît jamais voulu filmer en caméra épaule le cercle de rencontres. Cette salle a complètement été reconstituée en studio. La réalisatrice désirait que l’atmosphère de ce lieu qui accueillait victimes et agresseurs ne soit pas totalement impersonnel, en ce sens qu’il ne soit pas dépourvu de toute sensibilité ni de chaleur : des murs décorés, comme des empreintes des ateliers de prisonniers avec des peintures, des dessins… Des chaises de couleur aussi. Et puis de la luminosité : de nombreuses fenêtres donnant sur l’extérieur pour que la lumière traverse les murs de cette prison. Avec, comme nous le signale Jeanne Herry, une météo changeante pour chaque rencontre. Elle met en lumière avec subtilité les paysages humains. Les différents protagonistes apparaissent ainsi dans toute leur humanité. Seuls l’arrivée à la prison, la cour close et grillagée et la cellule de Nassim furent filmés dans un véritable pénitencier.
Par contre, le personnage de Chloé, lui, est constamment filmé caméra à l’épaule, mais avec une petite once de nervosité dans la prise de vue. C’est à peine perceptible, afin d’habiter le cadre de manière légèrement plus instable, plus sensitive. Lorsque les trois personnages se rencontrent (Judith, Chloé et son frère), le personnage d’Elodie Bouchez accueille la parole du frère et de la sœur, sans influer sur aucun d’eux, ni prendre position, ni suggérer ou même orienter. Toutes les rencontres entre Judith et Chloé ont été filmées en cinq jours de tournage, sans que les deux comédiennes ne répètent quoi que ce soit avant, pour plus de véracité, de découverte de l’autre.
Jeanne Herry n’a de toute façon pas organisé de répétitions avec tous ses comédiens. Elle a par contre planifié des lectures individuelles avec chaque acteur. Les répétitions en amont ne lui paraissaient pas opportunes, puisque les protagonistes vont se découvrir, avec toutes les sensations, les troubles, que cela incombe. Il lui semblait plus judicieux qu’ils se découvrent directement lors du tournage.
Quant au choix du casting, Jeanne Herry explique dans « Madame-le figaro » : « j’ai particulièrement prêté attention aux timbres de chacun, afin de créer des accords qui composent la musique du film. » Nous en revenons encore aux mots, aux sensations et sons de la voix, à cette parole qui tente de rendre friable l’effroi, afin que la quiétude, l’apaisement, prennent le relai. La musicalité de chacun y joue un rôle esthétique et dramaturgique saisissant, bouleversant. Jeanne Herry tient immensément aux mots qu’elle a couché sur le papier. Il lui est indispensable que les comédiens respectent à la lettre les dialogues du film. Elle n’aime pas particulièrement l’improvisation et préfère entendre ses mots à elle, ces paroles qu’elle a construites au fur et à mesure de l’écriture de son scénario. Elle préfère « leur donner un texte précis, et leur demander un travail purement d’acteur, qui est de s’abandonner dans un cadre un peu rigide, un peu serré, où ils doivent donner vie à des mots qui ne sont pas les leurs, des situations où ils n’auraient peut-être pas réagi comme ça. Les voir incarner, c’est là où ils deviennent coauteurs avec moi » (Interview Cineserie). Le scénario de la réalisatrice est le reflet d’une partition de musique où chaque note a sa propre nuance, sa propre existence. Tout comme les silences qui jalonnent le film. Et les comédiens la jouent à la perfection.
« Je verrai toujours vos visages » est un film qui nous ouvre sur le fait que la parole est un acte fort, courageux, tout comme l’écoute : « ça fait tomber les fantasmes, on progresse dans la compréhension des autres et de nous-mêmes », dit Jeanne Herry (Radio France). Cette possibilité d’amorcer un dialogue peut se révéler riche et faire avancer une vie.
Mise en scène : Jeanne Herry / Scénario : Jeanne Herry / Directeur de la photographie : Nicolas Loir / Décoration : Jean-Philippe Moreaux / Costumes : Isabelle Pannetier / Son : Rémi Daru / Montage : Francis Vesin / Production : Chi-Fou-Mi Productions, Trésor Films, France 3 Cinéma / Distribution : Studiocanal / Comédiens : Birane Ba (Issa), Dali Benssalah (Nassim), Leïla Bekhti (Nawelle), Elodie Bouchez (Judith), Suliane Brahim (Fanny), Jean-Pierre Darroussin (Michel), Adèle Exarchopoulos (Chloé), Gilles Lellouche (Grégoire), Miou-Miou (Sabine), Denis Podalydès (Paul), Fred Testot (Thomas), Pascal Sangla (Cyril), Anne Benoît (Yvette), Raphaël Quenard (Benjamin), Sébastien Houbani (Mehdi) / Sortie : 29/03/23