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Lola Bensky de Lily Brett

« Lola Bensky » est le sixième roman écrit par la poétesse et romancière Lily Brett, et le premier à être traduit en langue française. Il a reçu le prix Médicis étranger 2014.

Ce livre révèle l’histoire à la fois atypique et cocasse d’une très jeune journaliste de 19 ans, Lola Bensky, qu’un magazine de rock australien engage au milieu des années 60 pour aller interviewer les futures grandes figures du rock en Angleterre et aux Etats-Unis.

Cette singulière demoiselle s’impose avec beaucoup de fantaisie et de bonté dans un univers électrisant et réjouissant, empreint d’une liberté contagieuse. Mais c’est aussi en compagnie du spectre de la Shoah, qui plane sur sa vie depuis sa plus tendre enfance, que Lola vit ces années de découvertes folles, avec un mélange d’ingénuité et de gravité, sa franchise et son innocence nous séduisant instantanément.

Lola est un personnage insolite. Ses kilos en trop l’obsèdent au point d’établir une multitude de listes, avec entre autres de nouveaux régimes. Née après guerre dans un camp de rescapés en Allemagne, ses parents juifs polonais ont survécu aux camps de la mort. Une photo prise lorsqu’elle était bébé l’intrigue inlassablement : elle est déjà dodue alors que toutes ces personnes déplacées, sortant de l’enfer, ne peuvent à son sens qu’être chétives, et les enfants qu’elles mettent au monde aussi. Cette singularité la perturbe, et le poids du passé de ses parents est toujours présent, mis aussi en exergue par son hypersensibilité. Mais attention, Lola n’est pas une jeune femme triste. Elle est avenante, bienveillante, à l’écoute de ses interlocuteurs. Elle n’a pas étudié le journalisme, et a une méconnaissance du rock assez déroutante… bref cette jolie personne détonne. Et c’est évidemment en cela qu’elle est une femme intrigante, alors qu’elle est plongée dans la vigueur et le bouillonnement de l’atmosphère musicale des Stones, de Jimmy Hendrix, de Sonny et Cher, de Brian Jones, ou encore de Janis Joplin.

Mais cette héroïne n’a pas été créée de toutes pièces ; elle n’est pas issue de l’imaginaire de la romancière. La mémoire de Lily Brett (dont les initiales sont les mêmes que celles de Lola Bensky) imprègne avec délicatesse celle de Lola, avec ses stigmates et l’empreinte d’une histoire peu banale. L’écrivaine est elle aussi l’enfant de deux miraculés d’Auschwitz, juifs polonais de Lodz. Elle a vu le jour en Allemagne en 1946 dans un camp de personnes déplacées, où ses parents avaient été transférés suite à la libération des camps de concentration. Les autres membres de sa famille firent partie des disparus. Lily Brett a ensuite grandi en Australie, à Melbourne, où ses parents ont émigré. Ils y logeaient auprès d’autres déportés et y vivaient humblement.

A l’âge de 20 ans, la future romancière sera chargée par un magazine australien rock de rédiger des articles sur la scène musicale rock naissante. Le rock n’est pas sa passion mais l’écriture si. Elle part alors pour Londres puis les Etats-Unis.

Lorsqu’on l’on compare la vie de Lola et celle de Lily, nous sommes inévitablement obligés d’observer les similitudes entre la fiction et l’existence de l’écrivaine. Tout se mélange et nous ne savons plus qui est qui. Lily Brett a d’ailleurs hésité à l’écrire comme une autobiographie. Mais des ennuis liés aux droits d’auteur l’ont décidé à embrasser un style romanesque, d’autant plus que cela lui permettait de s’octroyer plus de liberté dans sa manière de confier ses souvenirs et ses entretiens avec toutes les futures stars de l’époque, qui n’en étaient alors qu’à leurs débuts.

Lily Brett a uniquement fait appel à sa mémoire pour retranscrire des discussions entre elle et certaines stars du rock. Elle ne voulait absolument pas relire les interviews réalisées pour le magazine avant la sortie du livre. Elle pense maintenant que cette décision était la bonne puisqu’à ses yeux, ce qu’elle a écrit dans « Lola Bensky » lui semble plus intense et puissant que ses papiers d’antan. Cela paraît sensé puisque les articles édités à l’époque étaient souvent limités en taille et ne concernaient que des points spécifiques. Les petits détails qui font les grands moments des diverses rencontres qu’elle a eu la chance d’effectuer sont insolites. Le roman révèle une autre image de ces personnes, un naturel que l’on ne leur connaît pas, auquel nous n’aurions jamais pu avoir accès. Et en même temps, à travers les propos relatés, nous devinons la fragilité de Lola/Lily et ce que le reflet de son innocence et de sa gentillesse renvoyait aux autres.

Les vétilles tels que les kleenex insérés dans les bas résilles de Lily lors de sa première entrevue avec Jimmy Hendrix (ils se recroiseront à nouveau) témoignent de l’embarras de la jeune femme, de sa nature fragile. Mais l’entretien dévoile aussi la profonde gentillesse de l’artiste envers son interlocutrice, les confidences intimes qu’ils pouvaient partager, et l’importance de toujours avoir des bigoudis sur soi !

Avoir conversé longuement avec Mick Jagger dans son appartement de Londres est aussi pour Lola un moment rare. La discussion sur la signification de la perversion, l’émergence de la Shoah, la nourriture si saine du chanteur… nous découvrons encore l’originalité et le naturel des échanges qu’aujourd’hui il serait difficile d’obtenir. Actuellement tout est à son sens si impersonnel et aseptisé lorsque les stars internationales sont interrogées. Ces personnes que Lily a connues, pour celles qui ne sont pas prématurément disparues, semblent maintenant presque inatteignables. Les rencontres sont méthodiques, chronométrées, orchestrées. Les confidences de la romancière sont en conséquence d’une richesse attendrissante.

A travers le livre, nous revivons une époque de profond changement, où la société fut chamboulée, où la jeunesse se lâcha et vécut à fond dans le présent. Cette perception du temps présent, de cette année 1967, est bouleversée par la contradiction que provoquent les obsessions et les fantômes de Lola, imprégnés de la conscience de ses parents encore ankylosés par les camps et la mort. Cet antagonisme est d’autant plus intéressant que la romancière superpose subtilement ces strates temporelles, en naviguant du passé au présent, mais aussi dans son futur, elle qui est devenue une écrivaine reconnue et presque épanouie. Elle-même avoue : « Je ne sais pas si c’est de la méfiance par rapport au bonheur mais lorsque les gens demandent comment ça va, j’ai toujours du mal à dire : « Oh très bien » (…) Bien sûr j’estime que j’ai de la chance. Ca va pas mal en tant qu’être humain. (…) Mais franchement je déteste qu’on me demande comment ça va. (…) Notre corps doit faire tellement d’efforts pour fonctionner. »

Les allées et venues entre la jeunesse de Lola à Melbourne, le lourd passé de ses parents, la forte personnalité et l’exigence de sa mère, les futures stars du rock, le festival de Monterey, l’évocation de son ex-mari, sa vie actuelle… chaque moment se nourrit d’un autre ; les séquences s’entremêlent et voguent de l’effroi à l’allégresse, de l’intime à l’effervescence, de la Shoah à la folie des sixties. Lola trimbale son joli minois aux cheveux lissés dans un monde où la fantaisie et l’extravagance s’élèvent, où la drogue crée un univers psychédélique, où les foules jubilent. Et ce en gardant son naturel et sa bonté, même si son âme est emplie d’un héritage émotionnel dense et pénétrant.

En évoquant le festival de Monterey elle raconte : « Tout le monde riait, échangeait des légumes, de la drogue. Il y avait une joie sans jugement que je n’ai jamais vue ni avant, ni après. » Ces propos nous mettent dans l’ambiance de cette époque bénie. Mais le terrible listing de Lola où elle cite les jeunes stars qu’elle a côtoyées et qui sont mortes en pleine ascension est effroyable. Il nous glace le sang. La mort est encore une fois très présente et Lola nous rappelle combien le bonheur est fragile.

Lily Brett dresse dans ce roman un autoportrait saisissant. Lola n’est autre que le propre reflet de sa créatrice, et ses confidences en sont d’autant plus émouvantes et caustiques. Ses sentiments sur les rencontres avec Cher ou Janis Joplin sont attendrissants, son amour et son respect pour ses parents sont poignants. C’est autant un hommage aux personnes disparues qu’aux vivants, la gaieté se mêlant aux sanglots. Une belle humanité se dégage de cette ballade à travers le temps.

Lily Brett cessera d’écrire des articles sur le rock assez tôt. Elle lira beaucoup de témoignages sur la Shoah, et retournera sur les traces de sa famille à Lodz, en Pologne. Passionnée d’écriture, elle s’y consacrera en évoquant souvent les conséquences du lourd passé des enfants de rescapés. Et s’adonnera à la poésie qui lui est si chère.