L’histoire de Souleymane De Boris Lojkine

Vous devez accepter les cookies pour accéder à ce contenu vidéo.

Modifier les cookies

Le réalisateur Boris Lojkine nous livre un troisième long métrage fictionnel d’une densité effarante, provoquant une secousse qui nous happe et nous indigne au plus haut point. A l’instar d’un thriller, le cinéaste nous plonge dans le quotidien d’un jeune livreur guinéen sans papiers, pédalant ardemment dans les quartiers nord de Paris. Son vélo et son portable sont indispensables à sa survie dans cette capitale qui nous livre son côté sombre, âpre.

Le film s’ouvre et prend fin au sein des locaux de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), lieu déterminant où Souleymane doit passer un entretien qui consiste à conter son histoire personnelle, celle-là même qui lui permettra ou non d’accéder à un statut de réfugié politique. Nous comprenons d’emblée que le titre du film est avant tout chargé de sens, signifiant ainsi que l’histoire racontée est capitale, essentielle à l’existence de Souleymane Sangare. Alors quelle histoire doit-il raconter ? Celle que Barry (un immigré guinéen) lui propose moyennant une certaine somme d’argent, qui englobe un récit erroné, façonné pour qu’il corresponde aux attentes de l’administration française ? Ou la vérité, même si elle ne coche pas les bonnes cases, et que cette sincérité détruise son espoir d’obtenir le droit de rester en France ?

La tension est palpable de bout en bout, au fil de ces 48 heures où le jeune homme se débat perpétuellement dans l’urgence, celle de faire un maximum de livraisons, celle d’attraper le dernier bus pour rejoindre le foyer qui lui permettra d’avoir un toit pour la nuit.

Nous entrons donc dans un monde que nous croisons quotidiennement sans véritablement nous demander de quelle manière ces personnes demandeuses d’asile vivent et survivent dans cette grande métropole parisienne. Boris Lojkine a choisi de s’immiscer dans le monde des livreurs parisiens, en s’attachant à la communauté guinéenne, très présente à Paris. C’est une course effrénée où nous suivons Souleymane sur son vélo, arpentant à une vitesse folle les quartiers nord que le cinéaste apprécie. Il explique ce choix dans une interview : « J’habite dans le 10ème arrondissement. On a filmé une ou deux scènes à 100 mètres de chez moi et globalement dans le Paris que je connais très bien : Barbès, les Grands Boulevards, la ligne 2 du métro (…). Ce qui m’a aidé, c’est de plonger dans une communauté. J’ai une conception assez anthropologique de mon travail, j’aime comprendre comment un milieu fonctionne, observer les rapports sociaux, les rapports de domination. Que ce soit les communautés de migrants ou les photojournalistes ou ces groupes de livreurs. Je devais donc montrer le Paris de ces gens-là, leurs lieux et pas les miens (…). Quand on épouse une communauté, je trouve très important de comprendre sa propre géographie » (Le bleu du miroir).

Souleymane, étant sans papiers, n’a pas le droit d’exercer le métier de livreur. Pour obtenir les demandes et adresses de livraison, il loue le compte d’une relation, ce qui lui permet de gagner infiniment peu d’argent pour subsister, et cela en prenant des risques inouïs. Vivre dans l’illégalité est son unique chance de survie. La précarité des immigrés clandestins est ici mise en exergue et confirme comment ils pâtissent d’un système oppressif et abusif.

La caméra ne lâche pas Souleymane : elle le poursuit inlassablement dans ses trajets incessants, où le temps file à une vitesse de dingue, et où chaque course permet d’obtenir une infime rémunération. Puisque le jeune guinéen vit à vélo, le cinéaste a filmé, avec une équipe extrêmement réduite, à vélo. Ce qui était indispensable à la véracité des risques encourus par Souleymane, et à la dureté de ce métier ingrat. Nous évoluons dans la circulation effrénée de la ville, avec une sensation terrible de peur, vivant avec angoisse les risques que Souleymane est obligé de prendre pour tenir le rythme. La vitalité démente des arrondissements traversés à vélo dynamise ces quartiers qui ne dorment jamais, accablés par les bruits incessants des moteurs, des klaxons, des sirènes, du boucan des métros et RER, qui s’unissent dans un tintamarre de sons discordants, remplaçant ainsi une partition musicale que le cinéaste n’a pas voulu insérer. Pas de musique dans ce film, mais plutôt une composition sonore en cadence avec le fourmillement de la circulation. L’atmosphère retentissante de la ville nous envahit sans relâche. Le cinéaste précise : « L’absence de musique nous a obligés à être plus radicaux au montage : pas de place pour des moments creux, jolis, paisibles. On avance, collés à Souleymane, en apnée, sans répit, jusqu’à la scène finale qui nous enferme dans le petit bureau nu de l’OFPRA » (Allociné). Quant aux prises de vues et du son, Boris Lojkine explique : « Un vélo pour l’image, un autre pour le son. Moi-même le plus souvent, je conduisais le vélo son, pour rester en prise avec le tournage. Je voulais rester léger pour me glisser dans la ville. Ne pas arrêter la vie. Insérer le dispositif de cinéma dans le réel. Et amener le maximum de réel dans la fiction (…). Même les scènes de dialogues complexes, je les ai voulues au milieu de la vie de la ville : dans le RER, au sein de la circulation, mêlées à la foule (…). Mon ingénieur du son, Marc-Olivier Brullé, a dû inventer des dispositifs de prise de son inédits pour relever les défis que représentait ce tournage au milieu de la cacophonie de la ville » (Trigon film, Allo ciné). C’est donc en équipe extrêmement réduite (3 ou 4 personnes) que les extérieurs ont été filmés, souvent caméra à l’épaule, sans bloquer la circulation, exceptés certains moments comme l’accident qui impliquait une organisation plus ordonnée, et donc plus de personnes intégrées à l’équipe. De surcroît, le centre d’urgence où sont accueillis les migrants a nécessité un très grand nombre de figurants et bien sûr une équipe technique correspondant à un tournage classique. D’où le choix tactique de la part du cinéaste pour son directeur de la photographie belge Tristan Galand, qui avait déjà expérimenté des tournages de fiction mais aussi de documentaire. Autant dire que ce chef opérateur a accepté d’endosser plusieurs casquettes lors des tournages au milieu de la circulation, n’ayant alors pas de pointeur pour l’assister. Idem pour l’ingénieur son. Cette expérience inouïe de tournage à vélo nous fait vibrer et trembler, en totale immersion à travers un réalisme exacerbé. Tout cela avec une caméra portée, des comédiens non professionnels, une prise de son où les bruits de la ville se bousculent et s’entremêlent, des scènes dialoguées enregistrées au milieu de ce tintamarre délirant… Nous sommes à la fois époustouflés et choqués par ce qui défile devant nous, alors que ce jeune Souleymane bataille pour tenir la route, pour tenir le rythme, pour lutter pour sa vie. Quant aux décors naturels, ils procurent un souffle indéniable, une puissance que la lumière du film sert. Pas d’éclairages superflus. Bien au contraire. Comme l’indique le cinéaste : « On a choisi des décors qui possèdent une cinégénie et pour créer du relief, on a plutôt enlevé de la lumière, éteint des éclairages. Je ne voulais pas qu’on éclaire les rues comme je ne voulais pas qu’on bloque les rues, (…) je voulais tourner dans le bordel de la ville » (Le bleu du miroir).

Durant ces deux jours, Souleymane tente d’apprendre par cœur le récit qu’on lui a conseillé de relater, et cela avec difficulté. Car ce n’est pas son histoire. Ce n’est pas lui. Le jeune guinéen a deux femmes qui comptent par-dessus tout : sa mère et la jeune femme avec laquelle il désire faire sa vie. Toutes les deux sont en Guinée. Lui, il a traversé des heures sombres pour arriver en France.

Boris Lojkine a cosigné le scénario avec Delphine Agut, en se basant sur une ample enquête de terrain qu’Aline Dalbis a effectué lors de « repérages d’écriture ». Cette documentariste et directrice de casting est partie rencontrer des personnes, qu’elle abordait dans la rue, sachant que le cinéaste désirait entrer dans le quotidien des livreurs à vélo. Beaucoup d’immigrés faisaient partie de ces livreurs, arrivés en France depuis un certain temps, dont moult faisaient partie des communautés guinéenne et ivoirienne. Plusieurs d’entre eux étaient sans papiers, demandeurs d’asile, ou bien avaient obtenu l’asile. Ils ont consenti à confier leurs histoires personnelles, ce qui a permis aux scénaristes de créer l’histoire de Souleymane. Une fois le scénario écrit, le cinéaste et Aline Dalbis ont rencontré de nombreux livreurs à Paris pour trouver leur comédien principal, mais sans conviction. C’est en cherchant en province qu’ils ont découvert à Amiens, par l’intermédiaire d’une association d’éducation populaire, leur Souleymane. Abou Sangare les a profondément touchés lors d’un casting effectué à la suite d’une entrevue. Ce jeune homme est mécanicien dans la vie. Il est en France depuis l’âge de 16 ans, a vécu dans un foyer grâce à l’aide d’une association, et a passé son Bac Pro Mécanique pour ensuite travailler chez un garagiste qui a voulu l’embaucher en CDI. Mais sa demande de régularisation a été rejetée. La suivante aussi. Son dernier recours est en attente. Autant dire que moralement, la situation est douloureuse et soucieuse. Abou Sangare a donc la triste habitude de faire face, seul, aux organismes administratifs français. Ces expériences, il les a hélas vécues. Quant à la vérité que son personnage va dévoiler à la fin du film, elle va être écrite par les scénaristes à partir de l’histoire personnelle d’Abou Sangare, au sujet de l’explication de son exil, de ce déracinement empli de peine. Sa maman est au centre de cette douleur, elle qui est atteinte de troubles mentaux, et donc rejetée au sein même de sa communauté. Lorsque le jeune homme en parle pour la première fois à Boris Lojkine, il commence par dire : « Ma mère est diabolique ». C’est sa manière à lui d’expliquer qu’elle est psychiquement malade. Toutes ces informations personnelles, que ce soit avec ses proches ou lors de son périple traversé par des souffrances physiques innommables, ont permis au cinéaste de « créer une réalité » dont la véracité n’est pas un artefact.

Boris Lojkine a maintes fois fait répéter ses comédiens pour ensuite élaborer une totale réécriture du scénario, en octroyant à ses personnages les multiples comportements et manières de s’exprimer qu’il a observés. En communiquant avec la jeune communauté guinéenne, il a appris à s’imprégner de leur culture, et ainsi à constater l’importance qu’ils accordent à la justice, mais aussi à la vérité. D’où la valeur de la séquence finale, puisque le mensonge est au centre de cet entretien si redouté avec la personne de l’OFPRA (Nina Meurisse) qui note le récit de Souleymane dans ses moindres détails. La manière de filmer du cinéaste se modifie alors pour entrer dans un face à face de champs – contrechamps, où l’observation des corps, la parole, les visages scrutés, nous font entrer dans une véracité et une intimité qui nous bouleversent. La fragilité et la sensibilité de Souleymane éclatent avec force et nous sensibilisent d’autant plus à ces histoires ignorées, à ces êtres que nous croisons régulièrement, sans jamais vraiment les regarder.

Boris Lojkine, agrégé de philosophie et normalien, a quitté l’université pour arpenter le monde. Nous percevons son travail cinématographique comme une lutte contre l’indifférence. Ses documentaires tournés au Vietnam ( « Ceux qui restent » en 2001 et « Les âmes errantes » en 2005), ses deux films de fiction réalisés en Afrique (« Hope » en 2014 et « Camille » en 2019), tracent un chemin qui bouscule notre réflexion et qui nous interroge sur le monde. Etre curieux des autres, faire face à cette réalité parfois brutale qui bouleverse les êtres, nous emmener là où l’on ne va pas. Voilà ce qu’il nous propose. Son dernier opus nous touche profondément, comme il a touché le festival de Cannes dans la sélection d’ « Un certain regard », où il a reçu le Prix du Jury, et qui a permis à Abou Sangare de recevoir le prix du meilleur acteur.

 

Réalisation : Boris Lojkine / Scénario : Boris Lojkine et Delphine Agut / Image : Tristan Galand / Montage : Xavier Sirven / Son : Marc-Olivier Brullé, Pierre Bariaud, Charlotte Butrak, Samuel Aïchoun / Production : Bruno Nahon, Unité / Distribution : Pyramide distribution / Acteurs : Abou Sangare (Souleymane), Alpha Oumar Sow (Barry), Nina Meurisse (agente de l’OFPRA), Emmanuel Yovanie (Emmanuel), Younoussa Diallo (Khalil), Ghislain Mahan (Ghislain), Mamadou Barry (Mamadou), Yaya Diallo (Yaya), Keita Diallo (Kadiatou) / Sortie : 09/10/2024

 

Acceptez-vous l'utilisation de cookies sur ce site ?

Nous utilisons des cookies pour améliorer votre expérience de navigation sur notre site. Certains de ces cookies sont essentiels au fonctionnement du site et ne peuvent pas être désactivés. D'autres cookies nous aident à comprendre comment vous utilisez notre site et à vous proposer du contenu pertinent.

Les cookies essentiels sont nécessaires au fonctionnement du site et ne peuvent pas être désactivés dans nos systèmes. Ils sont généralement établis en réponse à des actions que vous effectuez et qui constituent une demande de services, telles que la définition de vos préférences en matière de confidentialité, la connexion ou le remplissage de formulaires. Vous pouvez configurer votre navigateur pour bloquer ces cookies, mais certaines parties du site ne fonctionneront alors pas correctement.

Les cookies non essentiels tiers tels que YouTube, Dailymotion et Vimeo pour intégrer du contenu multimédia sur notre site. En acceptant ces cookies, vous pourrez visualiser les vidéos intégrées directement sur notre site. D'autres tels que ceux de Google Analytics, pour collecter des informations sur la manière dont vous utilisez notre site afin d'améliorer son fonctionnement et de personnaliser votre expérience. Ces cookies peuvent suivre votre comportement sur notre site et d'autres sites, ce qui nous permet de vous montrer des publicités basées sur vos intérêts. Ils peuvent également être utilisés par des fournisseurs de médias sociaux tels que Facebook ou Twitter pour vous montrer des publicités ciblées sur d'autres sites.

Vous pouvez modifier vos préférences en matière de cookies à tout moment en cliquant sur le lien "Paramètres des cookies" dans le pied de page. Pour plus d'informations sur les cookies que nous utilisons, veuillez consulter notre politique de confidentialité.