Le cinéaste japonais Hirokasu Kore-eda nous propose un film sensible et délicat, « L’innocence », où il pénètre dans l’intime, au sein même des tréfonds d’une enfance dont la société japonaise musèle implacablement la parole.
Le film s’ouvre sur un incendie d’immeuble, situé en face de l’appartement de Minato, un garçon de 12 ans, et de sa mère Saori qui observent tous deux ce drame. Pas de lien particulier avec cette catastrophe, juste un repère spatio-temporel qui nous éclairera par la suite sur la temporalité de l’histoire qui va nous être racontée.
Saori est veuve. Elle élève son fils en solo et paraît de plus en plus soucieuse de l’attitude étrange de Minato, suspectant alors un de ses professeurs, Hori, d’en être à l’origine. Elle décide d’agir rapidement et se rend au collège de son fils afin de rencontrer les professeurs et l’équipe administrative de l’établissement. Y-a-t-il eu harcèlement de la part d’un professeur ou bien mauvais traitement ? Minato est-il un garçon qui renferme une certaine violence ? Pourquoi la mère sent-elle une confusion, une perturbation, chez ce jeune adolescent qu’elle n’arrive plus à cerner ? Mais les réactions du personnel éducatif sont pour le moins saugrenues, voire aberrantes. Nous les sentons insensibles à la détresse de la mère, désirant au plus vite « étouffer » ce moment, en refusant tout échange logique avec elle. Cette séquence est absolument kafkaïenne, à la fois absurde et oppressante. Et nous interroge sur le système scolaire japonais, effrayé par la moindre trace de scandale, et craignant les mesures sanctionnatrices infligées par ses supérieurs hiérarchiques. La discussion est donc hors de portée, l’échange est vain. Le spectateur, lui, est abasourdi par ce qui se passe, autant que Saori.
Et c’est alors que le cinéaste va nous faire entrer dans une deuxième strate narrative, où un nouveau point de vue, un nouvel angle, va s’offrir à nous. Nous le percevons immédiatement par la récurrence d’un évènement : celui de l’incendie. Cette nouvelle scène nous permet d’annoncer un retour dans le temps. L’histoire reprend du début, mais désormais une nouvelle optique est mise en exergue : celle du professeur pointé du doigt lors de la première partie qui, de son côté, suspectait alors Minato de martyriser son jeune camarade Yori. Ce deuxième point de vue sème le trouble, et nous apporte de nouvelles indications, de nouveaux ressentis, qui permettent de nuancer certaines choses, de complexifier la situation et les comportements des uns et des autres. De nouvelles perspectives s’offrent ainsi à nous en polarisant notre attention sur ce qu’éprouve Hori. Le doute se distille, les accusations s’effritent et prennent une autre direction.
Puis le troisième et dernier acte vient éclaircir plus amplement cet imbroglio qui sème la confusion. Le point de vue de Minato, de l’enfance, de l’innocence, nous est proposé avec subtilité et tendresse. Ce troisième temps se consacre aux liens qui unissent les deux enfants, Minato et Yori. Et c’est ainsi que les non-dits surgissent, que l’incompréhension entre les adultes et les enfants retentit, que la pression sociale et familiale justifie le manque de clairvoyance et de tolérance vis-à-vis de la jeunesse. Cette ultime et nouvelle optique montre avec grâce les balbutiements d’un amour entre les deux jeunes garçons, d’une attirance réciproque que l’aveuglement du monde adulte dans cette société japonaise ultra normée ne peut ou ne veut imaginer. Comme le constate H. Kore-eda : « Je pense que, dans une société japonaise fortement homophobe, la valorisation de la différence et de l’individualité peine à s’ancrer, et pas seulement dans les écoles. (…) Après de nombreuses discussions avec les scénaristes et les producteurs, ainsi qu’avec des membres d’organisations de soutien aux enfants LGBTQ, nous avons décidé de ne pas faire de Minato un être qui se nomme et s’identifie comme homosexuel. Nous avons préféré lui laisser croire qu’il était un « monstre », c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être nommé, comme l’indique le titre original » (Interview H. Kore-eda, « L’humanité »). Effectivement le titre original est « Monster ». La distribution française, elle, a choisi d’intituler le film « L’innocence ». Nous sentons dès lors toute l’ambiguïté du sujet abordé et la pluralité des points de vue. Face à la rigidité et à la défaillance de l’établissement scolaire qui suit des valeurs obsolètes pour « sauver un honneur » qui est à tout point de vue malséant, et que nous pourrions qualifier de monstrueux, nous voyons fleurir la naissance de sentiments d’une pureté toute innocente. L’antilogie des deux titres n’en est que plus signifiante : deux cultures, deux visions. Qui est réellement le monstre ? Et qui sont les victimes ? Le monde adulte est passé au scalpel. La directrice de l’école en est un exemple stupéfiant. Sous ses airs de femme âgée modeste et docile, elle se révèle être une manipulatrice hors pair, n’ayant pas hésité à sacrifier son époux alors qu’elle était l’auteure d’un acte certes non provoqué mais effroyable. De surcroît elle utilise la photographie de sa petite fille (dont on sait qu’elle est morte) pour amadouer la mère de Minato. Le cinéaste aborde aussi la violence intrafamiliale avec le personnage du père de Yori. Tous ces comportements despotiques sont pointés du doigt par H. Kore-eda. Et les premiers sacrifiés à travers ces attitudes dysfonctionnelles sont les enfants. Minato et Yori sont deux victimes d’une société malade de ses préjugés, et nous découvrons leur lien avec une sensibilité que le cinéaste nous livre délicatement. Nous sommes confrontés à l’insondable mal-être du jeune Minato face à l’asphyxie des institutions, où l’homosexualité est refoulée, où les premiers troubles amoureux sont inconsciemment étouffés. Le scénariste Y. Sakamoto témoigne : « A l’école primaire, j’ai été victime d’intimidation et de violence. Cela n’a rien d’unique au Japon, mais j’ai reconnu que je faisais partie d’un système construit contre les faibles ou contre ceux qui peuvent être considérés comme « différents ». Si un système est oppressif – qu’il s’agisse d’une école ou de n’importe quel espace social – les plus faibles, ou ceux qui ne se conforment pas au statu quo, sont ceux qui sont exclus et même réduits au silence » (joysauce). H. Kore-eda explique alors à propos de l’attrait naissant de son jeune personnage pour son camarade : « S’opposer à l’intimidation est ce qui a poussé Minato à bâtir son respect pour Yori. C’est aussi ce qui a semé cette graine d’intimité entre les deux » (joysauce). Le cinéaste a créé une sphère naturelle, une parenthèse végétale où les deux enfants se réfugient. Ils y sont harmonieusement liés, en marge d’un monde qui cherche à les inhiber, à paralyser leurs sentiments.
« L’innocence » est le premier film que H. Kore-eda met en scène sans en avoir écrit le scénario. Mais il a tout de même participé aux « recherches de terrain, dans le but de contribuer au développement du script – à Suwa, dans la préfecture de Nagano, où se déroule l’histoire » (Dossier de presse, Cannes). Ont participé à ces réflexions pour construire le scénario : Kore-eda, Kawamura, Yamada et Sakamoto. Mais c’est Yuji Sakamoto qui a écrit le scénario, dont la première version durait trois heures. Certaines parties ont été enlevées, et de nouvelles rajoutées, sachant que le casting fut fait durant l’écriture scénaristique, ce qui a bouleversé la construction des personnages, densifiée par le choix des comédiens. Le script gagna ainsi en substance et en acuité. De plus, H. Kore-eda nous confie dans « L’humanité » : « L’indice était le feu et l’eau, et j’ai toujours gardé à l’esprit l’idée que l’histoire commence par le feu, donc la mort, et se termine par l’eau, c’est-à-dire la vie ».
En terme de création musicale, le cinéaste a pu travailler avec un compositeur qu’il apprécie particulièrement depuis longtemps : Ryuishi Sakamoto. Ce fut hélas l’ultime musique de film que le musicien japonais composa puisqu’il nous a quitté en 2023. On se souvient encore de la B.O. de « Furyo ».
La multiplicité des points de vue enrichit cette histoire où les adultes, cloîtrés dans des préjugés dominés par une société qui nie l’essence même de l’individu, font inconsciemment abstraction de la nature profonde d’une personne, d’une âme. La substance même de l’être passionne le cinéaste et c’est à travers elle qu’il permet aux enfants d’exister, qu’il transcende les personnalités de chacun, et qu’il sublime cette jeunesse qui veut simplement se sentir libre de vivre et d’aimer.
Réalisation et montage : Hirokasu Kore-eda / Scénario : Yuji Sakamoto / Musique : Ryuichi Sakamoto / Image : Ryuto Kondo / Lumière : Eiji Oshita / Son : Kazuhiko Tomita / Décors : Keiko Mitsumatsu / Production : Genki Kawamura, Kenji Yamada, Ryo Otaki, Tatsumi Yoda, Megumi Banse, HijiriTaguchi / Distribution France : Le Pacte / Distribution : Ando Sakura (Saori), Nagayama Eita (Hori), Kurokawa Soya (Minato), Hiiragi Hinata (Yori), Tanaka Yuko (La directrice) / Sortie Cinéma : 27 décembre 2023 / Sortie VOD : 25 avril 2024