Peintre immensément célèbre sur sa terre natale, la norvégienne Harriet Backer nous est en France totalement inconnue, alors qu’elle fut une artiste femme éminemment marquante au sein de sa patrie, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
Le Musée d’Orsay nous permet pour la première fois de découvrir cette artiste, à travers une exposition de grande ampleur nous présentant une femme peintre qui a su imposer son talent malgré une prévalence masculine dans le milieu artistique de l’époque. Fi de l’inégalité des sexes. La Norvège va voir s’imposer une femme qui se battra toute sa vie pour une vision artistique singulière, mais aussi pour une sororité sans failles, luttant avec intelligence pour son art et la position des femmes.
Après avoir suivi, dès 1860, un enseignement non mixte de cours de peinture, Harriet Backer va très vite partir voyager, arpentant de nombreuses villes européennes, où elle forgera son apprentissage de l’art antique, de la Renaissance…, en reproduisant les toiles des maîtres anciens, jusqu’en 1874 où elle s’installe à Munich. Ces pérégrinations vont lui permettre de croiser d’autres femmes scandinaves artistes qui, elles aussi, voyagent et s’initient aux différents mouvements artistiques, tout en se liant d’une amitié solide avec leurs consoeurs. Mais c’est à Paris, où elle s’installe en 1878, qu’elle élira domicile durant une dizaine d’années. Entre Munich et Paris, des cercles d’artistes septentrionaux s’unissent, et créent un lien inaltérable entre ces femmes courageuses et engagées, qui n’ont d’autres choix que de se battre pour garder une liberté bien difficile à acquérir dans ce monde où les hommes dominent la sphère artistique. C’est en 1880 qu’un de ses tableaux, « Solitude », va être exposé au Salon de Paris, où elle reçoit un diplôme (mention honorable). Mais le plus grand bouleversement qu’Harriet Backer va artistiquement vivre, c’est la découverte de l’impressionnisme. C’est pour elle un choc pictural et émotionnel d’une force incroyable, qui va faire évoluer sa propre touche, son esthétique via son travail sur la lumière et la couleur. Comme elle l’exprime elle-même : « L’impressionnisme (…), avec ses plus grands maîtres, a renforcé ma foi » ; « Je pense que Monet est vraiment le maître de ce mouvement artistique ; il y a tant d’air, de lumière, de distance et d’effets décoratifs dans ses peintures » (Beaux Arts). Les variations de lumière vont transpercer ses intérieurs. Car Harriet Backer aime profondément peindre des intérieurs, que ce soit dans des appartements, dans des maisons campagnardes ou bien même dans des édifices religieux, et cela à travers un large champ visuel. Et ce sont essentiellement des femmes qu’elle peint, elles qui sont souvent astreintes à vivre enfermées, à faire les tâches ménagères ou bien, pour les plus privilégiées, à lire ou jouer du piano. Elle les peint avec respect, durant des moments paisibles, ou encore lorsqu’elles se réfugient dans leurs pensées. On ressent la considération que l’artiste manifeste à leur égard. Cependant, ce qui prévaut dans son attirance visuelle lorsqu’elle peint des intérieurs, ce sont les couleurs et la puissance de la lumière qui s’infiltre dans une pièce. La fenêtre est par conséquence un motif itératif dans sa peinture, la source d’où jaillit cette lumière qui envahit une pièce. Harriet Backer happe alors l’atmosphère qui en émane. Elle confie : « J’ai eu beau me promettre d’arrêter de peindre des intérieurs (…), dès que j’entre dans un endroit où il y a des meubles de ferme ou des murs brillants dans les tons bleus ou rouges, où la lumière pénètre par la fenêtre ou par la porte ouverte, je me retrouve devant une toile ». Tout au long de l’exposition, nous sommes submergés par la vision harmonieuse de couleurs profondes qui reçoivent les rayons lumineux, leurs multiples variations. Comme le stipule l’intitulé de l’exposition, il réside dans la peinture d’Harriet Backer une musique des couleurs. La musique est au centre de la réflexion de l’artiste, de par son éducation et sa vie de famille, mais aussi par sa manière de poser ses nuances colorées sur la toile. La famille de l’artiste était une famille de musiciens. Sa sœur, Agathe Backer Grondhal, fut une illustre pianiste en Norvège. Harriet Backer jouait elle-même du piano et a peint de nombreuses toiles où l’on joue de la musique. Sa touche est libre et vibrante. Elle fait frémir les couleurs, comme résonnent des notes de musique. En 1924, la peintre déclare : « Avec une composition rigoureuse, chaque grain de couleur se trouve au bon endroit. Dans une constellation inaltérable, ces couleurs se tiennent telles les étoiles dans le ciel dans leur constellation stellaire, et se saluent. Comme des accords musicaux sonnant en parfaite harmonie, dans une interaction coloristique ».
Harriet Backer résidera à Paris une dizaine d’années aux côtés de Kitty Kielland qu’elle a rencontré à Munich. Ces deux femmes peintres et passionnées ne se quitteront plus. Elles s’adorent et partagent tout. En 1888, l’artiste rentre dans son pays natal et élit domicile à Christiania (Oslo). L’été, elle part à Eggedal où elle peint des paysages, motif plus rare dans son œuvre. Elle avait déjà, en 1886, partagé avec son cercle amical munichois, l’été de Fleskun. Ce fut une expérience marquante de la peinture norvégienne (néoromantisme national). Harriet Backer plonge aussi son regard dans la sphère religieuse, s’évertuant à saisir la structure architecturale envahie par les effets de lumière qui réfléchissent les intérieurs des édifices religieux, les habillant d’une atmosphère particulière que les rayons du soleil transcendent. Les églises qu’elle choisit de peindre sont spécifiquement très anciennes, et d’un style purement norvégien.
En 1891, l’artiste décide de créer une école mixte de peinture où elle forme et encourage ses élèves à développer et exprimer leur propre vision artistique. Toujours animée d’une liberté sans faille, elle milite pour la cause féministe et intègre l’Association norvégienne pour les droits des femmes en 1889, que son amie Ragna Nielsen a créée. Harriet Backer sera reconnue de son vivant et deviendra un membre du Comité d’acquisition de la Galerie Nationale de Norvège, où elle défendra une nouvelle génération d’artistes. Elle recevra aussi le soutien d’un collectionneur d’importance, Rasmus Meyer, qui fut le mécène d’Edvard Munch.
Vers 1910, Harriet Backer va s’intéresser aux natures mortes, enserrant son regard sur une profusion de motifs puissamment colorés. Son nuancier de couleurs est flamboyant, d’une richesse surprenante. Nous découvrirons alors qu’à la fin de sa vie, l’artiste a aussi peint des vues extérieures, alors qu’elle les réalise à partir de chez elle, en regardant par sa fenêtre ou son balcon. Le motif de la fenêtre reste une source essentielle, pour encore et toujours travailler la lumière et ses différentes variations.
Harriet Backer s’est nourrie de sa peinture pour réaliser une œuvre unique, d’une liberté et d’une modernité dont elle ne s’est jamais départie. Loin des conventions académiques, elle a créé son style propre, et s’est focalisée sur la lumière et la couleur, pour susciter cette « impression » que ses toiles reflètent. Elle fut une artiste persévérante, qui peignait lentement, minutieusement, quitte à retravailler encore et encore ses peintures. Elle ne faisait jamais d’esquisses ou croquis préparatoires. Elle s’attaquait directement à sa toile. Elle fut aussi une amie chère, prête à tout pour ces artistes femmes qu’elle rencontra au gré de ses voyages, et qui restèrent des proches jusqu’au bout. Lutter pour son libre arbitre et celui des femmes, pour une liberté que personne ne put lui arracher, voilà ce qui lui permit de se tracer un beau chemin et de devenir une femme importante dans son pays, la Norvège, qui la consacra avec respect. Lorsqu’elle eut 85 ans, les norvégiens firent une grande marche en son honneur. Elle laissa à sa nation une trace indélébile et il est temps que nous découvrions cette artiste talentueuse hors de ses frontières.