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Claudie Hunzinger, artiste plasticienne et romancière, vit depuis les années 60 à Bambois, un hameau des Vosges où elle et son compagnon de toujours sont entourés, voire absorbés par la nature environnante. Et c’est naturellement que son dernier roman, « Un chien à ma table », prend ses racines dans une maison isolée, aux confins d’une forêt vosgienne, nommée « Les bois-bannis ». La contiguïté avec la nature s’insinue d’ailleurs dans l’ensemble des créations littéraires et plastiques de cette artiste. Le roman va se nourrir de l’immense attachement entre un vieux couple retiré en marge de la société, et une jeune chienne surnommée Yes qui va surgir clandestinement dans leur vie.
Sophie et Grieg vivent ensemble depuis des lustres. Ils ont décidé depuis quelques années de s’installer et se noyer dans la nature. Elle, la narratrice du roman, est « écri-vaine », comme aime à le dire son compagnon. Elle sort de temps à autre de son antre pour ses passions, les mots, le langage, son activité de romancière. Quant à Grieg, il s’est définitivement replié aux Bois-bannis pour y lire, inlassablement. Il consacre ses nuits à la lecture, enfermé dans sa chambre qu’il ne partage pas avec Sophie qui a elle aussi sa pièce, son intimité, et qui a contrario vit le jour. Mais un élément extérieur va bouleverser ce train-train familier. Une jeune chienne meurtrie dans sa chair jaillit d’on ne sait où, là où la société l’a abîmée, pour donner sa confiance à cette femme qui l’accueille avec respect et chaleur. Rapidement il y a un échange absolument touchant entre ces deux êtres qui vont partager des moments de vie émouvants. Même blessée, Yes reste « vivante », comme un enfant qui a besoin de créer de la joie. Elle pousse Sophie à ressortir, à arpenter cette nature sauvage et belle qui entoure leur maison. La chienne et la romancière prennent soin l’une de l’autre. Grieg va lui aussi transformer ses habitudes, troublé par l’arrivée de Yes. Nous pouvons dire que Yes s’invite à la table de ce couple vieillissant qui se laisse charmer par cette petite créature qui redonne vie à leur monotonie. Ils se nourrissent les uns les autres et récupèrent une énergie qui s’était un peu éteinte. Jusqu’à refaire lit commun, élaboré de manière insolite mais aussi symbolique : sur une pile de journaux « Le monde ». Claudie Hunzinger y voit une « sorte de plaisir d’insolence » puisque « le monde autour d’eux, la société plutôt (…) s’est obscurcie (…). Ils s’en inquiètent (…). Ils dorment sur les nouvelles du monde » (Interview Radio France). Car le roman est aussi un questionnement sur la décrépitude de tout ce qui constitue cette terre, à travers la vision de deux personnes unies depuis de nombreuses décennies par la vie. Deux êtres unis de surcroît par la littérature, et donc par le langage, les mots. Et dont l’inspiration renaissante est régénérée par Yes, comme un hymne à la joie. La vieillesse de Sophie et Grieg se mêle à la jeunesse de Yes. Le partage est réel. Quant à la puissance de la nature, elle unit la chienne à Sophie de manière passionnelle, sauvage, inquiétante parfois. Ces trois personnages finissent par être en osmose totale. Le titre du roman, « Un chien à ma table », est une référence délibérée au roman de Janet Frame, « Un ange à ma table ». Car la chienne transmet à Sophie l’inspiration, ce souffle de « l’ange de l’écrivaine ». La relation est belle :
« Ma petite chienne affamée de langage, qui plus elle avait faim, plus elle se rapprochait de moi, s’est alors juchée d’un bond sur son fauteuil face au mien, y étalant sa pelisse grise, le menton posé sur le fatras de mes notes enfin ordonnées, me surveillant de près, pénétrée de son rôle, intraitable, m’épiant à travers ses yeux à demi fermés, l’air de dire : « Je suis ta garde rapprochée ». Il n’était pas question que je me lève avant d’avoir sauvé quelque chose de l’humanité. Elle y croyait plus que moi » (« Un chien à ma table », chez Grasset). Yes représente la « gardienne du langage, la gardienne des humains (…). Mais elle n’est pas seulement ça, elle ouvre également. Elle brise le mur. Le mur n’existe plus entre les humains et les non-humains. (…) Elles sont amies, tout simplement. Elles s’aiment. Elles se respectent » (France Inter).
Dans ce monde où vit la romancière depuis si longtemps, là où elle ne ressent plus de dualité entre elle et la nature, la fusion est totale. Et les sensations multiples. Cette sensorialité traverse ce roman qui nous touche, nous bouleverse et nous questionne. Sur la vieillesse, celle du couple que forment Grieg et Sophie, mais aussi celle du monde ; sur la société, la révolte, le vivant, la littérature, la nature ; la connexion entre l’animal et l’humain, et son lien indéfectible. L’étendue sauvage où les trois personnages évoluent s’éclaircit grâce à cette poésie que la romancière insuffle. Le nom Yes a la résonnance d’une espérance. La chienne anime une force vitale qui remémore la splendeur de l’existence, la souveraineté du vivant.
« Un chien à ma table »
Roman de Claudie Hunzinger
Editions Grasset & Fasquelle, 2022