Le journaliste et romancier français Sorj Chalandon a imaginé la vie d’un jeune garçon, Jules, rescapé de la terrible mutinerie du Centre pénitentiaire pour enfants de Belle-Ile-en-mer, tragédie qui a réellement eu lieu dans les années 30.
Durant près d’un siècle, de 1880 à 1977, une colonie pénitentiaire située à Belle-Ile-en-Mer fut le cauchemar d’innombrables garçons mineurs, âgés de 12 à 21 ans, qui vécurent dans cette maison de correction de manière effroyable et révoltante, et ce avec l’approbation de la République française. Tous ces enfants étaient orphelins, ou abandonnés par leur famille, ou encore petites canailles qui commettaient des larcins pour survivre,… Ils représentaient ceux que personne ne désire accueillir, fréquenter, ou même rencontrer au coin d’une rue. Ils étaient donc envoyés là où ils ne gêneraient plus, dans ce que nous pouvons nommer un bagne lorsque l’on sait les sévices qu’ils ont subi. Ces jeunes gens travaillaient durement, sous la pression et la violence permanente de leurs geôliers. Eduquer et réadapter ces enfants à une vie sociale et sociétale n’était pas envisagée. La société n’en voulait pas, même lorsqu’ils n’avaient rien fait de grave. Ils furent juste des mômes délaissés, malmenés et oubliés.
Il était indispensable de rappeler ce fait historique pour comprendre ce jour terrible du 27 août 1934, jour de la mutinerie au sein de cette colonie pénitentiaire pour mineurs. Cinquante-six jeunes détenus se sont réellement révoltés contre cette autorité immonde et malsaine, et ont réussi à s’enfuir dans cette île cernée par la mer. Tous ont été très rapidement repris, excepté un. Et c’est lorsque Sorj Chalandon découvre qu’un jeune garçon n’a jamais été retrouvé qu’il décide d’en faire le héros de son roman. Il va évidemment imaginer ce qu’il a vécu au sein de cet enfer, son évasion, et la manière dont il va survivre. Il le nomme Jules Bonneau, dit La Teigne. L’imaginaire se mêle alors à la réalité historique dans ce livre absolument bouleversant. L’écrivain se met dans la peau de cet adolescent meurtri et écrit cette histoire à la première personne, avec fureur et frénésie. Son écriture est à l’instar de toute la férocité, de toute la sauvagerie que son personnage a dû encaisser et éprouver tout au long de sa jeune vie. Sorj Chalandon confie : « Ce n’est peut-être pas autobiographique, mais de vous à moi, c’est peut-être l’un des livres qui me ressemble le plus. Parce que cette rage, elle couve en moi depuis toujours. C’est une rage autobiographique » (Le Devoir). Il faut dire que le romancier, à travers ses livres, parle inlassablement de l’enfance brisée, lui qui a vécu une enfance violente, fracassée par son père, son bourreau. Ce passé le dévore, le tourmente et imprègne son œuvre littéraire. Il explique que face à cette vie terrible que lui a fait vivre son père, il a fui et survécu comme il le pouvait dans la rue. Dans « Le Devoir », il raconte : « J’ai été exactement ce môme là et j’ai eu beaucoup de mal à me remettre dans la vie, beaucoup de mal à ne pas devenir un petit Jules Bonneau. Je me suis enfui de chez moi, fils de salaud, d’antisémite, fils d’une sorte de monstre sans éducation, sans culture, sans rien, bourré de haine, et il a fallu que je reparte de zéro » (Voir aussi Sorj Chalandon invité à « La grande librairie »). Le romancier donne à son jeune héros un nom à l’homonyme tristement célèbre, celui de l’anarchiste et bandit Jules Bonnot (La bande à Bonnot), dont l’indiscipline et la violence le menèrent jusqu’à la mort. Mais Sorj Chalandon comprend et croit en son Jules Bonneau. Tout comme lui l’a vécu, il va lui faire rencontrer des personnes qui vont lui tendre la main, pour la première fois de sa vie. Et c’est bien aussi la métamorphose d’un garçon qui ne connaît que l’abandon et la sauvagerie qui intéresse pleinement l’écrivain. Sorj vit à travers Jules, au rythme de ses angoisses, de son manque d’amour, de sa férocité : il plonge au plus profond de ses entrailles pour en extraire toute la douleur mais aussi un espoir, enfin, grâce à l’humanité de certaines personnes.
La première partie du livre nous fait vivre de l’intérieur l’enfer vécu par ces jeunes au sein d’un lieu sans espoir. La description du lieu fait froid dans le dos et celle des gardiens est d’une ignominie terrible. Quant aux travaux forcés des garçons et aux mauvais traitements psychologiques, physiques ou même sexuels qu’ils subissent quotidiennement, ils nous laissent sans voix. Cette vérité historique qui habite la vie de Jules et ses comparses au sein de la prison est insoutenable. La seconde partie de « L’enragé » est plus romancée, puisque nous ne savons pas ce qui est advenu du garçon jamais retrouvé. Cependant, alors que les 56 mineurs viennent de s’évader, une récompense de 20 francs (soit une somme infime) va être donnée à chaque habitant démasquant et livrant un des garçons en fuite. La chasse à l’enfant débute alors. Une horde de délation et de haine va s’ensuivre. Tout cela est méprisant et gratuit. La cruauté de cette traque morbide a, elle, véritablement eu lieu. Le poète Jacques Prévert était à ce moment précis en vacances à Belle-Ile et fut déconcerté par cette battue inouïe, ce qui lui insufflera l’écriture du poème « Chasse à l’enfant » (qui sera ensuite publié en 1946 dans le recueil « Paroles ») :
(…) Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
(…) C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis (…)
Tout est dit. Ce poème sera mis en musique par Joseph Kosma et interprété par Marianne Oswald en 1936.
Seul Jules n’est pas retrouvé. Et ce sont des âmes sensibles qui vont le recueillir et tenter de l’apprivoiser. Tout comme Sorj Chalandon a été aidé par de belles personnes qui l’ont considéré comme un être digne de respect, Jules va être secouru par Ronan, un pêcheur qui va se retrouver, dans son bateau, face à cet ado meurtri et violent, tellement il a peur d’être repris et livré. Ronan est un homme droit et bon. Il est pour lui naturel de prendre soin de La Teigne, de tenter de gagner sa confiance. Il en fait son mousse, et le présente à sa petite communauté de pêcheurs avec des individus peu communs, comme un réfugié basque du nom de Paxdo ou encore un marin communiste prénommé Alain. Mais il va de surcroît l’accueillir chez lui et sa femme Sophie, qui est infirmière, mais aussi « faiseuse d’anges » dans le plus grand secret.
C’est donc à une renaissance que Sorj Chalandon nous convie, à un retour à la vie d’un gamin qui était condamné à ne plus être. C’est cette métamorphose qui passionne le romancier, la manière dont ce garçon va enfin laisser entrer d’autres êtres dans sa vie, reprendre confiance et devenir une personne qui peut suivre de belles valeurs et se sentir bien, enfin. C’est ce qui est arrivé à l’auteur, enfui de chez lui à l’âge de seize ans après des années de brimades et de maltraitance. Sorj Chalandon aussi a fini par faire des rencontres qui l’ont sauvé.
Sorj Chalandon nous livre un roman exceptionnel sur la résurrection d’un adolescent dont la vie n’avait aucune valeur pour quiconque. La confiance en l’être humain, la foi en l’humanité, finit par happer Jules Bonneau, malgré une enfance malmenée, brutalisée, molestée, où l’absence de sentiments a toujours fait foi. Quant à la description de la Colonie pénitentiaire pour mineurs qui, rappelons-le, n’a fermé ses portes qu’en 1977, elle reste un témoignage vibrant du fonctionnement de cette institution que l’Etat français a instauré et soutenu pendant des décennies. Ce livre est d’une richesse incroyable et d’une nécessité implacable pour la mémoire de tous ces garçons matraqués par la vie, et dont le pouvoir de certains ont anéanti ceux-là même qui étaient les plus démunis.
L’hommage est vibrant.
« L’enragé », écrit par Sorj Chalandon, publié aux Editions Grasset & Fasquelle, 2023