Le théâtre des Bouffes Parisiens nous invite à découvrir une nouvelle adaptation de la magnifique pièce de Tennessee Williams, « Un tramway nommé désir », mise en scène par Pauline Susini qui désirait que cette histoire tragique retentisse avec force sur la société d’aujourd’hui. Imbibée de nombreux troubles et discordes, de violences sociale et sexiste, mais aussi d’une sororité touchante, cette pièce nous perturbe, nous émeut et nous questionne sur des sujets brûlants encore actuels.
Blanche Dubois (Cristiana Reali), via le tramway nommé «Désir», se rend chez sa sœur Stella (Alysson Paradis) dans un quartier populaire de la Nouvelle Orléans, afin de s’y installer un temps alors qu’elle n’a même pas annoncé sa venue. Son arrivée détonne immédiatement avec l’atmosphère du lieu où logent sa sœur et son ouvrier de mari, Stanley Kowalski (Nicolas Avinée). Blanche, apprêtée dans une robe acidulée en mousseline, le nœud fleuri dans les cheveux, découvre l’exigu lieu de vie du couple, dont l’apparence modeste des classes populaires la stupéfie. Autorisée par la logeuse de Stella à attendre son retour dans l’appartement, Blanche cherche immédiatement une bouteille d’alcool pour se servir un verre, en état de choc de ce qu’elle vient de découvrir. Il faut dire qu’elle comptait s’installer quelque temps (ou plus !) avec le couple, tout en cachant qu’elle était ruinée et qu’elle avait perdu la grande propriété familiale « Belle rêve ». Lorsque sa sœur rentre, les retrouvailles sont émouvantes. On sent qu’elles s’aiment et qu’un lien sincère les unit, même si elles ne se sont pas vues depuis longtemps, et que leurs vies ont pris des chemins radicalement différents. Mais la rencontre avec Stanley se révèlera pernicieuse, nuisible moralement et psychologiquement. Le mari de Stella est un ouvrier d’origine polonaise macho, violent, et qui boit beaucoup. Il aime jouer aux cartes et au bowling avec ses amis, s’emportant facilement et s’imposant avec vigueur. Stella en est très amoureuse. Elle lui pardonne très vite ses accès de violence. La sœur de Blanche est une femme généreuse, sensible et tendre, solaire et pleine d’humanité. La délicatesse et la fragilité de Blanche la touchent, contrairement à Stanley qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de sa belle-sœur, la trouvant suspecte. Mais Blanche est un être extrêmement complexe, à la fois empreinte d’ingénuité et de fourberie. Elle joue sa partition avec brio, se distinguant par une fusion entre la femme-enfant, qui doit être protégée, et la femme prétentieuse, écervelée, maniérée. Le simulacre est au centre de son jeu, afin de séduire son entourage pour tenter de se sauver. Cependant la lourdeur de ses secrets et de ses névroses est une bombe à retardement, d’autant plus que Blanche s’emprisonne de plus en plus dans une folie qui la happe et que son beau-frère Stanley attise avec méchanceté et brutalité.
Tennessee Williams a reçu en 1948 le Prix Pulitzer pour cette pièce éminemment connue. Cristiana Reali admire depuis longtemps l’écriture de ce grand dramaturge : « Il écrit pour les femmes, de toutes sortes d’âge. Il a un côté un peu chirurgien psychologique de l’âme. Il aime bien parler de la folie, de la solitude » (TF1 info). Cette nouvelle adaptation de la pièce est issue du désir de Cristiana Reali qui a proposé à Pauline Susini de la monter. Cette dernière a perçu que des sujets contemporains parsemaient la pièce : les disparités sociales, la virulence des hommes envers les femmes… Cette metteuse en scène est une femme partisane de la cause féministe. A travers son engagement théâtral elle a réalisé des projets comme l’adaptation du récit autobiographique de Simone Veil (avec déjà Cristiana Reali). Elle est aussi la fondatrice de la Compagnie « Les vingtièmes rugissants », qui questionne des thèmes sociétaux essentiels comme les violences institutionnelles, les rapports de domination, la violence masculine faite aux femmes… De surcroît elle a intégré une autre Compagnie, « Le théâtre de l’opprimé », axé sur les questions sociales, dont le combat pour une juste égalité entre femme et homme. Nous comprenons alors pourquoi son adaptation d’ « Un tramway nommé désir » met en avant les femmes, au sein d’une atmosphère constamment tendue, malaisée, où la violence est au centre de l’ambiance éprouvante que Stanley impose. Pauline Susini, dans « Corse matin », explique : « Je cherchais plutôt un personnage avec un aspect assez animal et prolétaire (pour Stanley) mais qui n’a pas forcément un rôle central. J’ai surtout mis en avant Cristiana Reali. (…) Elle est de toutes les scènes et joue une partition énorme ». La sœur de Blanche, jouée par Alysson Paradis, est elle aussi un personnage captivant. La comédienne parle de son rôle dans « Les échos » : « J’aime la dualité de Stella, cette héroïne des années 50, prise en étau entre son mari violent et imprévisible auquel elle tient tête et sa sœur borderline ». Et puis il y a Marie-Pierre Nouveau, qui tient le rôle de tenancière de l’immeuble avec force mais aussi fracas. Sans oublier les autres comédiens, dont Lionel Abelanski qui joue Mitch, vieux garçon vivant avec sa mère et qui est d’abord attendri par Blanche.
Cristiana Reali est époustouflante dans ce rôle de femme affublée de vêtements fantasques, vestiges d’un autre temps dans une contrée lointaine du sud. Virée de son poste de professeur de littérature anglaise, ruinée, déchue de la demeure familiale, hantée par la perte d’un mari dans sa prime jeunesse, mais aussi par ces hommes qu’elle aurait croisés, elle joue une femme/enfant mentalement désaxée, usée, névrosée, où minauderie et folie coexistent. Jusqu’à la chute, où elle passe définitivement de l’autre côté. La toxicité de la violence masculine dévore l’espace scénique, ronge la condition sociale et mentale des femmes, dans une atmosphère sordide, où elles tentent de s’insurger, de contester. La misère, l’alcool, la violence, s’abattent implacablement sur ces personnages fracassés. Les relations homme/femme sont nuisibles, brutales. Et font écho avec ce problème de violence qui existe encore aujourd’hui et que Pauline Susini dénonce régulièrement dans son travail théâtral. L’attitude patriarcale du sexe masculin est bien mise en exergue, par un comportement calamiteux et ravageur du mâle, surplombant l’érotisme et le désir.
Blanche est une femme à la fois sensible et dédaigneuse, séductrice et affabulatrice, une rêveuse traquée par ses fantômes et inapte à affronter le réel, dans cette société qu’elle ne cerne pas. Comme le dit Blanche : « Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie ! Oui, oui, de la magie. C’est ce que j’essaye d’offrir aux autres. J’enjolive les choses. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité. Et si c’est un péché, alors que je sois damnée ! »
Le personnage de Blanche, malgré sa lucidité, s’est créée un monde imaginaire, un univers de princesse. Sa fragilité mentale rappelle combien Tennessee Williams écrivait aussi sur son histoire personnelle. Le dramaturge ne s’est jamais remis de l’internement de sa sœur Rose, à la demande de sa mère, qui fut alors diagnostiquée schizophrène et lobotomisée. Ce fut pour lui une douleur incurable, qui traversa sa création théâtrale (« La ménagerie de verre » en étant l’un des exemples les plus flagrant).
« Un tramway nommé désir », mis en scène par Pauline Susini, est un spectacle où l’atmosphère est oppressante, pervertie par la douleur et la folie de Blanche. La promiscuité, la confrontation entre deux classes sociales et deux mondes opposés, l’emprise, le machisme ambiant, la violence, la folie, la sororité… nous emportent dans ce huis clos vénéneux et sublime.
Jusqu'au 28 avril 2024 au théâtre des Bouffes Parisiens
Mise en scène : Pauline Susini / Comédiens : Cristiana Reali, Alysson Paradis, Nicolas Avinée, Lionel Abelanski, Marie-Pierre Nouveau, Djibril Pavadé, Simon Zampieri, Tanguy Malaterre