Andres Serrano « Portraits de l’Amérique » Du 27 avril 2024 au 13 octobre 2024 au Musée Maillol
Le Musée Maillol met à l’honneur une exposition consacrée aux photographies de l’artiste new-yorkais Andres Serrano, intitulée « Portraits de l’Amérique », alors que les Etats-Unis sont actuellement confrontés à un rude combat électoral qui inquiète et interroge notre monde.
Andres Serrano est un artiste né en 1950 à New York, qui vécut et grandit avec sa mère à Brooklyn. Depuis maintenant une quarantaine d’années, il observe, essentiellement par le biais du portrait, ses congénères sans jamais émettre le moindre jugement, et cela à travers d’innombrables visages étasuniens, quelles qu’en soient les multiples divergences et les origines sociales.
89 photographies jalonnent un parcours non chronologique, parsemé d’œuvres extraites de nombreuses séries qu’Andres Serrano a créées depuis la fin des années 80 : « Natives Americans » (1996), « Nomads » (1990), « America » (2001–04), « The Klan » (1990), « Residents » (2014), « Torture » (2015) , « The Morgue » (1992), « The Robots » (2022)… Il aborde ainsi, à travers une multiplicité de portraits, l’éclectisme d’une société pluraliste où les extrêmes se côtoient. Les thèmes évoqués traitent du racisme, de la précarité, de la violence, de la religion, du puritanisme, du sexe, de la mort, des sans-abris… Andres Serrano explique ce choix du portrait, qu’il travaille depuis de nombreuses décennies : « Le thème qui revient dans toute mon œuvre, c’est l’idée du portrait. Que ce soit un individu, un lieu ou un objet, c’est toujours un portrait. Je me suis toujours dit que mon œuvre était ouverte à l’interprétation. Cela peut être un portrait de ce qu’on peut prendre comme quelque chose qu’il ne faudrait pas photographier, comme la mort, ou quelque chose avec lequel on a un problème, comme Donald Trump ou le Ku Klux Klan. J’aime regarder les choses de façon impartiale. Je suis curieux et je pense que mon public est curieux, donc je photographie sans jugement. Le seul jugement que j’ai, c’est un jugement esthétique. J’essaie de faire des photos qui sont belles, qui ont une belle composition, une bonne lumière, un bon éclairage. Je veux que le sujet, quel qu’il soit, apparaisse bien. Mon désir n’est pas de condamner César, peu importe qui est César, mais d’honorer César » (Radio France). Ainsi chaque portrait, réalisé en très grand format et en couleurs, magnifie les visages, les objets. Chaque sujet prend corps dans un immense espace que l’artiste qualifie d’œuvre d’art, apparentant ses photographies à des tableaux. La formation initiale d’Andres Serrano n’est pas la photographie. A l’âge de 17 ans, il est entré à la Brooklyn Museum Art School afin d’y étudier la peinture et la sculpture. Sa période de prédilection reste la Renaissance et celui qui l’a le plus influencé se nomme Marcel Duchamp. Andres Serrano refuse d’être qualifié de photographe : il dit être « un artiste avec un appareil photo ». Il prend rarement ses photographies à l’extérieur. Il préfère créer ses œuvres en studio, où il privilégie son travail sur la couleur, le clair-obscur, la lumière, a l’instar d’un artiste peintre. D’où ce lien avec l’art pictural.
L’exposition « Portraits de l’Amérique » s’ouvre et se conclut sur deux drapeaux des Etats-Unis. Le premier, « Old Glory » est fortement endommagé, déchiré, et le second, « Blood on the Flag » est maculé de sang. L’artiste en parle dans son entretien avec Elie Barnavi, où il explique qu’« Old Glory » est un terme datant de la fin du 19ème siècle qui désignait le drapeau américain : « il est abîmé, battu par le soleil et par le vent, il est en lambeaux. Pour moi, c’est un symbole de l’Amérique, parce que la réputation de l’Amérique est en lambeaux. La démocratie est en lambeaux. Le sang qui tâche le drapeau (ultime portrait de l’exposition), c’est celui du 11 septembre » (Livre de l’exposition : « Andres Serrano Portraits de l’Amérique », Tempora). Une fois passé « Old Glory », nous découvrons des portraits d’Amérindiens vêtus d’habits traditionnels, issus de la série « Natives Americans » (1996). Dès lors nous identifions la référence au travail du photographe Edward Sheriff Curtis (1868 - 1952), « The North American Indian ». Les portraits sont sublimés, esthétisés, impressionnants. Puis vient la série « America », qui capte les visages de citoyens étasuniens issus de milieux hétéroclites, que l’artiste a pris après les attentats du 11 septembre. Nous y voyons la célèbre photographie de Donald Trump, prise en 2004, figure déjà emblématique, symbolisant le rêve américain. Nous retrouverons deux autres éléments sur Trump, à la fin de l’exposition : l’installation « Trumperies » (2019) élaborée à l’aide d’artefacts qu’Andres Serrano a recherché et acheté, ainsi que le film « Insurrection » (2022), que l’artiste a monté à partir de scènes tournées lors de l’assaut du Capitole par les partisans de Trump. Même si Andres Serrano n’émet aucun jugement, on le sent troublé. L’appréhension est bien présente.
Les marginaux et les exclus nous font honneur de leur belle et touchante présence dans deux séries, réalisées à deux époques différentes. « Nomads » (1990) représente des portraits de sans-abris, aux antipodes de l’American dream. Andres Serrano pénètre dans le monde des oubliés, des délaissés, de la pauvreté. Il veut leur rendre une dignité et une humanité que plus personne ne leur accorde depuis longtemps. Et il cite leurs noms : il les fait exister, pour ne plus être invisible. Il transcende leurs habits souillés, délabrés, disgracieux. L’artiste leur procure ainsi une grâce comme peut la transmettre une composition picturale. Il consacrera de nouveau, en 2014, une série aux homeless : « Residents of New York ». En arpentant le métro et les avenues newyorkaises, il va proposer une fois encore à des sans-abris de poser pour lui, en les rémunérant. Dans son entretien pour le Musée Maillol, il rajoute : « Ce travail a été inspiré par E. Curtis et ses portraits monumentaux d’Amérindiens. Curtis travaillait avec une toile de fond. C’était une installation en studio, même s’il voyageait à travers le pays en wagon ». Nous voyons combien Curtis a été une influence pour Andres Serrano. Il aime à rappeler son admiration pour son travail. En écho à cette série, nous nous retrouvons face à une multitude de cartons accrochés sur un vaste pan de mur, intitulé « Signs of the times ». L’artiste a acheté ces cartons aux sans-abris (50 dollars pièce) parce qu’ils condensent un ressenti, une émotion, un constat bouleversant de ce que vivent ces individus que personne ne regarde. Ces éclats de vie brisée sont résumés en quelques mots, mais aucun ne ressemble à un autre. Lorsque nous les lisons, nous plongeons quelques secondes dans des existences miséreuses. Ce sont leur vécu, leur détresse, leur histoire.
Et puis en déambulant de salle en salle, nous nous retrouvons face à « The Klan » (1990). Ces photos sont à la fois belles et traumatisantes. Leur esthétisme peut choquer. Mais c’est le désir d’Andres Serrano : sublimer ses modèles et laisser le spectateur réagir, prendre parti. Comme le dit Michel Draguet, commissaire d’exposition de « Portraits d’Amérique » : « L’histoire de l’Amérique est consubstantielle à la violence ». Et cette violence est intrinsèquement présente dans le travail de Serrano. Signalons que l’artiste, d’origine hispanique, a lors d’un rassemblement du KKK en Géorgie, ressenti beaucoup de peur alors qu’une trentaine de skinheads l’ont pris à parti pour lui dire que sa présence était dangereuse pour lui-même, parce qu’il n’était pas blanc. Il quitta donc les lieux mais n’hésita pas à rencontrer ensuite des personnages importants du Ku Klux Klan, pour leur proposer de les prendre en photo, ce que certains acceptèrent. Notons par ailleurs que la photographie mise en exergue sur l’affiche de l’exposition est « Flag face », où un visage est recouvert d’un drapeau américain en forme de cagoule du KKK. Provocation ou interrogation ?
Lors de la réalisation d’une autre série, « The Hooded Men » (2015), l’artiste s’intéressera à quatre irlandais jadis violentés et humiliés par des militaires britanniques (1971), qu’il photographiera encagoulés afin de « montrer » des visages invisibles, signifiant ainsi que les actes de torture qu’ils ont subis ont totalement annihilé la notion même d’individualité. Seuls leurs noms nous seront confiés. Ici la fonction même de torture anéantit toute figure humaine. Andres Serrano a d’ailleurs élaboré une autre série, « Torture » (en collaboration avec a/political), qui portraitise des éléments de torture effroyables. Les armes à feu font elles aussi l’objet de photographies puissantes. La violence et l’intolérance raciale imprègnent ainsi régulièrement le travail de l’artiste.
Alors qu’il évoque la série « Infamous », sur l’iconographie suprémaciste d’artefacts qu’il a pu se procurer, il explique que c’est : « un certain regard sur l’histoire américaine. Ce ne fut pas toujours une belle histoire : la conquête, le meurtre des peuples qui vivaient sur ce continent, l’asservissement des Noirs, le tout au nom du progrès, de la civilisation, du « destin manifeste ». Non, l’Amérique n’a pas démarré d’un bon pied. Vous devez aussi vous rappeler que les Etats-Unis d’Amérique sont nés d’une révolution contre l’Angleterre. Ces origines troubles et violentes, ce sentiment de guerre civile, est toujours avec nous. Nous aimerions oublier tout cela, mais c’est impossible. La série « Infamous » est là pour nous rappeler que l’Amérique n’est pas la cité parfaite que nous voudrions croire » (Entretien avec Elie Barnavi). Andres Serrano nous présente son pays, auquel il est si attaché, en mettant en exergue toute sa complexité, toutes ses divergences. Quant à la religion, elle reste primordiale dans la vie de cet homme dont la foi chrétienne traverse régulièrement son travail. Il confie son attirance pour le sang et le corps du Christ qui a tant enduré d’épreuves dans une douleur extrême. La série « Bodily Fluids » (1986-90) est issue d’une expérimentation conceptuelle où Andres serrano a immergé, par exemple, un crucifix dans un récipient empli d’urine et de sang. C’est le « Piss Christ » de 1987 qui a d’ailleurs créé à l’époque un scandale tonitruant, alors que l’artiste affirme que son dessein était de représenter l’extraction des « fluides corporels » qu’a subi Jésus lors de son sacrifice. Il explicite l’inhumanité et la barbarie d’un supplicié. Au-delà de cette série, Andres Serrano a imprégné son œuvre de la Pieta, qui représente la Vierge portant le Christ sur ses genoux. Et la série « Holy Works » (2011) est aussi une réinterprétation d’images saintes. Fort de sa croyance, l’artiste a pu rencontrer le Pape François. Une de ses Pieta a d’ailleurs été intégrée à la Collection d’Art Contemporain du Vatican.
« Portraits de l’Amérique » est une magnifique exposition relatant quarante années du regard percutant d’Andres Serrano sur sa nation, qu’il aime profondément. L’homme se définit non comme un photographe, mais plutôt comme « un artiste conceptuel usant de la photographie comme véhicule de sa réflexion ». Il a constamment utilisé l’argentique et n’a absolument jamais retouché ses photographies. Sa perception visuelle est captivante, troublante, bouleversante tant il capte avec un intérêt passionnel et saisissant ses concitoyens, en soulignant les fêlures et les clivages de son pays. Le portrait est au centre de sa recherche artistique. Comme il l’exprime lui-même : « On pourrait dire que tout ce que je fais est un portrait et que tout portrait est un autoportrait ». Andres Serrano nous offre un concentré d’humanité qui nous happe avec fulgurance.