Chien de la casse De Jean-Baptiste Durand
« Chien de la casse » est le premier long métrage de Jean-Baptiste Durand, artiste qui poursuit une quête touchante et personnelle : celle de sonder la jeunesse des villages périurbains qu’il connaît très bien.
Ce réalisateur, lors de ses études aux Beaux-Arts de Montpellier, y avait déjà réalisé un court film de fin d’études où la thématique était centrée sur les jeunes d’une bourgade périurbaine. Ce fut encore le cas lors de sa première réalisation cinématographique, le court métrage « Il venait de Roumanie » (2014). Il est troublant de connaître quelle fut la première « rencontre » entre Jean-Baptiste Durand et sa productrice Anaïs Bertrand. Cette dernière tomba sur un autoportrait que Jean-Baptiste avait peint : elle le demanda aussitôt en ami sur Facebook, intéressée par cette œuvre picturale qui l’avait troublée. Six mois plus tard, le réalisateur indique qu’il prépare son premier court métrage : Anaïs lui propose de se rencontrer et l’aventure commence.
« Insolence Productions » est une jeune boîte de production (créée en 2012). Anaïs Bertrand veut y préserver une certaine diversité et de l’indépendance. Elle raconte : « J’aime faire porter les regards sur des choses dont on détourne habituellement les yeux. Voilà comment on pourrait résumer la ligne éditoriale d’«Insolence » aujourd’hui : accompagner des réalisateurs et des réalisatrices qui posent leurs caméras sur des personnages ou des communautés qu’on ne regarde pas assez »(CNC). Elle est aussi très touchée par le travail de Jean-Baptiste Durand dans le domaine pictural : elle trouve que « les qualités graphiques de Jean-Baptiste en tant que peintre et dessinateur sont incroyables » (You Tube Film en fabrication autour du long métrage de J.B. Durand). C’est donc un coup de foudre artistique que la productrice a ressenti. Dès lors elle va se battre pour financer le travail cinématographique de Jean-Baptiste. Le premier court se tournera en quatre jours avec un budget de 25000 euros pour une durée d’une vingtaine de minutes. Cinq courts métrages plus loin, un premier long métrage voit le jour : « Chien de la casse ». Le réalisateur y brosse la jeunesse de sa terre natale, à travers un duo au premier abord discordant, mais inséparable : Mirales et Dog. Ces deux jeunes hommes entretiennent une relation à la fois intense et saugrenue, malséante parfois. Et cette amitié virile va se trouver déstabilisée par l’arrivée dans le village d’une jeune étudiante, Elsa, dont la présence va installer une confusion pour le moins chaotique qui va bouleverser la pseudo-quiétude de cette vie rurale et ordinaire où chaque jour ressemble à celui de la veille. Dog et Mirales jouent aux jeux vidéo, errent avec le chien tant aimé de Mirales, se rassemblent à la fontaine du village où ils retrouvent les quelques jeunes du coin (qu’ils connaissent bien), traînent leurs basques dans la campagne environnante… Il y a une sorte de poésie du quotidien que le cinéaste mêle intimement à ce film, rendant hommage à ses copains de toujours et à la ruralité dans laquelle il a grandi. Les relations y sont souvent pudiques, l’attachement difficilement avouable. Alors lorsqu’on tient à quelqu’un, on va faire passer ce sentiment à travers un trait d’ironie, un sarcasme, ou bien après une soirée bien alcoolisée. Cette complexité, elle irradie dans les relations entre Dog et Mirales. Et puis il y a la solitude, psychologique et physique, à laquelle se greffe l’ennui, face à cet isolement à la fois spatial et moral. Enfin, un personnage canin a toute son importance : Malabar. Il est l’ami fidèle de son maître Mirales. Et ce rapport au chien, nous le retrouvons dans l’expression populaire du titre du film, mais aussi dans le surnom de « Dog », l’ami d’enfance. Qu’est-ce qu’un chien fait de ses journées, à part manger, dormir et parfois jouer ? Il attend, prêt à se satisfaire du moindre égard de son maître, de la moindre sollicitude de celui-ci. Et cette attente, nous la retrouvons dans cette jeunesse périurbaine qui gravite dans ce lieu isolé, où la solitude moderne s’installe.
Le film se passe au Pouget, dans l’Hérault. Nul cliché dans l’approche scénaristique de « Chien de la casse ». La ruralité, sa ruralité, il la présente avec une sincérité et une authenticité rarement visibles dans le cinéma, alors que cette jeune population est digne d’être remarquée.
Deux personnages traversent ce film au fil d’une histoire qui mêle plaisir et peine, tumulte et affection, rudesse et tendresse. Dog est un jeune homme taiseux, réservé, toujours dans la retenue. Il est l’ami d’enfance de Mirales auquel il voue une loyauté à toute épreuve, et dont il supporte toutes les vexations qu’il peut parfois lui infliger. Anthony Bajon tient ce rôle avec sensitivité, supportant avec un certain mutisme les brimades cinglantes de son pote. Au quotidien Dog tue le temps avant de partir pour l’armée, qu’il a décidé d’intégrer. Mirales, lui, est au contraire agitateur au physique dégingandé, « grande gueule », fanfaron, qui se balade avec son molosse adoré Malabar. Il a eu une formation de cuisinier mais attend on ne sait quoi, maintenant sa vie en statu quo, sans savoir vraiment comment trouver ses repères dans cette société et s’y intégrer dans une vie d’adulte. Alors il se traîne, deale un peu de shit, s’occupe de sa mère en état de dépression, partage son temps avec ses potes et voisins, partageant le plus possible ses errances avec Dog. Le jeu de Raphaël Quenard est minutieux, tant dans les cassures de rythme de son personnage que dans l’expression de son visage. Mirales a beau paresser dans cet espace périurbain clos, nous percevons chez lui un intérêt certain pour la culture. Il aime lire, et a grandi dans un univers artistique où sa mère peint. C’est d’ailleurs la seule chose qu’elle fait. Son fils s’occupe de la maison et des repas. Il aime aussi que sa vieille voisine lui joue un morceau de piano. Il cite certains auteurs comme Montaigne, et sa manière de s’exprimer est recherchée : il aime les mots, la langue. Ce qui ne l’empêche pas de franchir le seuil de l’incorrection lorsqu’il s’acharne sur Dog. Ce personnage est véritablement ambigu : il peut être touchant comme il peut devenir odieux.
Un jour Dog prend en stop une jeune fille, Elsa, et tout ce petit quotidien va être chamboulé. Elsa, cultivée et piquante, va devenir la petite amie de Dog, ce que Mirales na va pas supporter. Le courant ne passe pas et les étincelles fusent. Et puis un drame arrive. Dog appelle son ami de toujours à la rescousse alors qu’il s’était éloigné de lui. La fidélité de l’amitié, l’entraide malgré les frictions, voilà le noyau du film. Cette fidélité, elle est symboliquement représentée par le chien, et par le prénom de l’ami de toujours. « Le chien incarne la fidélité, l’amour inconditionnel, le rapport de dominé/dominant, presque le sacrifice aussi. Et c’est le lien qui unit les deux amis du film », nous explique J.B. Durand (France 3). Quant à la solidarité entre amis, le réalisateur la ressent ainsi : « la ruralité a ça de commun avec la banlieue, elle est abandonnée des centres-villes, il y a moins de culture mais plus d’ennui, un esprit de clan, d’entraide » (France 3). Si le cinéaste parle si bien de ce contexte rural, c’est parce qu’il y a vécu, grandi, évolué. Il a tissé ces liens amicaux particuliers au sein d’un village comme celui du film, et il est très fier d’en parler, de montrer une autre jeunesse, et pas systématiquement celle des villes. Il met à nu ce qu’il a de plus authentique. Ce désir de parler de ces jeunes, il l’a porté en lui dès son entrée à l’école des Beaux-Arts, par le biais de la peinture, et cette démarche artistique s’est prolongée à travers le cinéma.
J.B. Durand a commencé à écrire ce film en 2016, puis a participé à deux résidences, celle du Groupe Ouest (en 2017) et celle du Moulin d’Andé-céci. Cet accompagnement en écriture, ces sessions collectives de travail, permettent aussi de découvrir les projets des autres participants. La productrice explique la raison de ces incursions dans ces lieux de création : « C’était très important pour nous d’entrer dans ce genre de lieux car J.B. ne possédait pas tous les outils d’écriture scénaristique. Quand il m’a envoyé la première ébauche de « Chien de la casse », une soixantaine de pages, il y avait beaucoup d’idées, mais pas de véritable architecture. Nous avons travaillé le scénario pour lui donner une forme très orthodoxe. Ses courts métrages étaient la promesse d’un cinéaste en devenir et ont permis sa sélection au Groupe Ouest et au Moulin d’André-Céci. Là-bas il a pu acquérir les outils nécessaires et faire des rencontres, comme celle de Nicolas Fleureau, qui a été son principal collaborateur à l’écriture, et qui a lui aussi grandi dans un village. Je leur ai ensuite adjoint Emma Benestan, une proche de J.B., afin de travailler le personnage d’Elsa » (CNC). J.B. Durand a effectivement écrit deux versions de son scénario, avant de collaborer avec Nicolas Fleureau pour retravailler la structure du film. Ce nouvel œil lui a été précieux. L’écriture de « Chien de la casse » a ainsi duré près de quatre ans, tandis que le cinéaste faisait d’autres choses pendant ce long laps de temps, comme réaliser un autre court métrage.
J.B. Durand a véritablement été pointilleux sur les mots choisis. Il ne voulait pas se reposer sur de l’improvisation. Il désirait s’inscrire totalement dans cette union détonante d’un Mirales volubile et d’un Dog plutôt taciturne. Et la rythmique d’écriture y est fondamentale, d’autant qu’il voulait insérer des notes d’humour au sein d’un drame social où la touche poétique lui était chère. Cette dissonance entre les voix et voies des deux personnages amène cette poésie et cette tendresse que le cinéaste tenait à intégrer dans le drame. J.B. Durand parle de « néo-réalisme poétique » : « Le cœur est réaliste, parce que c’est fondamental, mais il y a un décalage poétique. C’était une volonté presque politique et esthétique de ma part. Mes villageois ont le droit à cette incarnation, ils ont le droit à leur poésie » (lemagducine). On ressent la gaucherie des deux personnages, et parfois le manque d’aisance dans cette relation amicale où personne ne sait assumer ses sentiments. Car le lien est émotionnellement sur un fil tendu, sensible et tourmenté, ou même cruel. Ce qui les rend profondément vulnérables et humains. Et point fondamental, le cinéaste désirait que ses personnages soient des êtres pensants, malgré leur maladresse apparente, et non des représentations grotesques qu’il a parfois l’occasion de voir, et qu’il ne reconnaît pas. Et en même temps, il souhaitait accompagner ses personnages vers un « chemin poétique », en sortant des sentiers battus d’un naturalisme brut. Le film aurait dû être tourné lors de l’été 2021, mais Raphaël Quenard et Anthony Bajon ont tous deux eu l’occasion de tourner dans des films qui leur paraissait importants (respectivement « Coupez ! » de M. Hazanavicius et « Athena » de R. Gavras). En conséquence le scénario a été réécrit pour un temps plus hivernal, J.B. Durand tenant absolument à ces deux comédiens. A l’origine « Chien de la casse » se déroulait sous un temps estival, ensoleillé, avec des moments de baignade où la jeunesse irradie, vit des bouleversements. Avec ce décalage de tournage, qui se fit quelques mois plus tard, en novembre et décembre, l’ambiance est absolument autre, filmée en morte-saison, dans un espace périurbain plus déserté. Avant de commencer ce tournage qui dura 25 jours, les comédiens ont répété ensemble quelques jours dans une maison de campagne reculée, afin de se découvrir plus amplement, de partager des moments, et de travailler l’un avec l’autre.
La création musicale de ce film est aussi un projet issu d’une rencontre lors d’une résidence au Moulin d’Andé. Alors que J.B. Durand travaille sur l’écriture de son film, il rencontre des compositeurs, partage avec eux, et a « un coup de cœur artistique » avec Delphine Malaussena. Lors d’une autre résidence (Emergence), tous deux tentent d’expérimenter un concept musical qui donne toute son importance à un violoncelle solo pour accompagner le projet de J.B. Ils ont continué de travailler plus amplement cette idée. Delphine Malaussena témoigne : « J.B. m’a fait lire le scénario assez tôt et c’est lui qui a eu l’idée que je compose pour violoncelle et chœurs. J’ai essayé de retranscrire les émotions des personnages, qui ne sont pas forcément dites, et je me suis vraiment basée là-dessus. Une autre source d’inspiration a été le lieu, le village. Nous voulions que la musique reflète ce lieu, cette arène. Nous voulions aussi que la musique représente le vent qui traverse les ruelles. Il y avait plusieurs sources d’inspiration » (Interview Festival Music & Cinema de Marseille). La compositrice a travaillé avec l’ingénieur du son Hugo Rossi qui lui a composé les morceaux de Rap du film. J.B. Durand explique : « La Rap était notre bande originale, c’était la musique que nous écoutions. (…) Dans le Rap, il y a beaucoup d’utilisations de samples funk et classique. Le classique fait vraiment partie du Rap, notamment marseillais. Et dans ce film il y a beaucoup de punchlines et de dialogues assez écrits, donc c’était presque du Rap aussi dans sa conception. Avec la musique de Delphine, on n’est pas loin de ça. (…) Le rapport au mot est très important pour le personnage de Mirales qui écoute du Rap. C’est d’ailleurs par le Rap que je suis arrivé à la lecture et ça m’a donné la passion des mots » (J.B. Durand, FestivalMusic & Cinema de Marseille). La photographie, elle, a été confiée à Benoît Jaoul. Le cinéaste a tenu à discuter avec lui de son amour pour le peintre Guillaume Bresson. Cet artiste, issu des Beaux-Arts de Paris, met en scène des tableaux d’histoire contemporaine qui exposent une certaine violence urbaine. Ses recherches interrogent différentes conceptions de mise en scène de la gestuelle et du récit dans sa démarche picturale. Ce qui esthétiquement touche beaucoup le cinéaste et explique son intérêt d’en discuter avec son directeur de la photographie.
Grâce à toutes ces connexions artistiques, tant au niveau de l’écriture que de l’image et du son, J.B. Durand nous offre un premier long métrage intense sur une jeunesse périurbaine que nous voyons rarement mise en exergue. Au cœur de cette histoire, une amitié se fragmente … cet éloignement poussera les deux amis à avancer, à prendre de la maturité et à s’insérer dans une vie en société.
Mise en scène : Jean-Baptiste Durand / Scénario : Jean-Baptiste Durand, en collaboration avec Nicolas Fleureau et Emma Benestan / Directeur de la photographie : Benoît Jaoul / Décorateur : Benjamin Martinez / Montage : Perrine Bekaert / Musique : Delphine Malaussena, Hugo Rossi / Production : Insolence Productions / Distribution : Bac Films / Comédiennes et comédiens : Anthony Bajon, Raphaël Quenard, Galatéa Bellugi, Dominique Reymond, Bernard Blancan, Nathan Le Graciet, Abdelkader Bouallaga, Mike Reilles, mathieu Amilien, Evelina Pitti, Marysoke Fertard, Thibaut Bayard, Maïa Dennety, Tommy-Lee Baïk / Sortie : Avril 2023