Le Ravissement D’Iris Kaltenbäck
« Le ravissement » est le premier long métrage d’Iris Kaltenbäck. Ce film subtil relate avec délicatesse et acuité comment une jeune femme, sage-femme de son métier, va commettre l’acte désespéré de s’accaparer illégitimement le bébé de sa meilleure amie. La spirale infernale du mensonge va s’emparer d’elle et la faire basculer dans un tourbillon abyssal.
Le tumulte intérieur de Lydia débute par sa rupture amoureuse avec son compagnon qui lui a été infidèle. Alors qu’elle s’apprête à partir fêter l’anniversaire de sa meilleure amie Salomé, pétillante dans sa belle tenue de soirée, l’homme de sa vie lui avoue l’avoir trompée. La relation prend fin dans la foulée. Elle quitte seule l’appartement et rejoint son amie où la fête bat son plein. Elle accompagne alors Salomé aux toilettes. Son amie fait un test de grossesse qui se révèle positif. L'existence de la sœur de cœur de Lydia va bientôt être bouleversée. Cependant Lydia décide de taire sa rupture et ne lui dit rien du choc foudroyant qu’elle vient de vivre. Tout comme elle continue son travail de sage-femme à l’hôpital, le lendemain, avec douceur et gentillesse. La jeune femme aime sincèrement son métier. Les gestes sont précis, l’attention palpable. Lydia continue d’avancer, sans se confier, sans changer d’attitude apparente. Mais nous pressentons qu’elle ne se sent pas bien, qu’une instabilité l’habite, même si elle ne l’extériorise pas. La solitude l’envahit, l’isole. En dehors de son travail, la vacuité la submerge. La cinéaste nous le fait ressentir par petites touches : ses silences, sa manière de se mouvoir, ses errances où elle paraît si seule au milieu de Paris, la fuite de son appartement désertique… C’est en s’endormant dans un bus de nuit qu’elle va rencontrer Milos, le chauffeur du bus, qui la réveille au terminus. Elle se retrouve en pleine nuit au milieu de nulle part. L’homme l’accompagne jusqu’à une borne de taxis, pour finalement l’inviter à boire un verre. Milos et Lydia vont vivre une aventure d’un soir, mais la jeune femme va s’attacher à cet homme qui lui explique ne pas désirer s’investir dans la moindre relation. Encore une déception, qu’elle ressent comme un abandon alors qu’elle le connaît à peine. Toutes ces désillusions vont peu à peu la détacher du réel, alors que Salomé, de son côté, est très heureuse de sa vie en couple et de sa grossesse. Elle fait d’ailleurs complètement confiance à son amie pour l’aider à gérer ce bouleversement qu’est d’attendre un enfant.
Iris Kaltenbäck, après avoir étudié le droit et la philosophie, a intégré la Femis dans la section Scénario. Lors de l’élaboration de son court-métrage « Le vol des cigognes », elle lit un fait divers qui l’interpelle : une femme a emprunté le bébé de sa meilleure amie et s’est fait passer pour sa maman auprès d’un homme qui lui plaît. Plusieurs questions se posent alors à elle et lui donnent l’envie de créer une fiction qui s’axerait sur le chamboulement que cet acte inouï peut produire. Tant sur l’amitié entre les deux amies que sur une histoire d’amour et de paternité naissante, fondées sur une accumulation de mensonges qui broient tout espoir de retour en arrière. Dans « Clap.CH », Iris Kaltenbäck explique qu’elle désirait « raconter comment du vrai naît du faux » : « le mensonge va provoquer des vrais sentiments, des vraies relations, des vraies situations. C’est très difficile de démêler le vrai du faux dans le mensonge. C’est là que ça devient un piège dans lequel on s’enferme » (Clap.CH).
Lydia va transformer sa propre existence en fiction, elle va s’inventer une vie et faire croire à Milos, qu’elle recroise par hasard dans un ascenseur de l’hôpital, que le bébé qu’elle porte dans ses bras est le sien. A partir de là, elle met en scène sa vie, comme Iris Kaltenbäck met en scène son personnage. La cinéaste désirait dépeindre le point de vue de la jeune femme, l’accompagner dans ses cheminements, l’escorter au plus près. Il était important pour elle de ne pas la juger, mais plutôt tenter de la comprendre, de l’humaniser. Et il était aussi nécessaire de ne pas caricaturer le personnage de Milos (Alexis Manenti), de ne pas le mettre de côté. D’ailleurs, Iris Kaltenbäck a choisi d’insérer une voix-off qui est celle de Milos : il est le narrateur de cette histoire, car il lui est nécessaire de tenter de comprendre Lydia. Dès le début, nous apprenons que la jeune femme est en prison. Aucune image de procès. La cinéaste préfère revenir en arrière et suivre Lydia en embrassant son point de vue sur ces moments de vie. Quant au personnage de Milos, elle raconte : « J’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui n’a a priori aucun désir de paternité, une sorte de loup solitaire presque un peu cliché. Lorsqu’il y a cette rencontre avec le bébé, un attachement va se créer hors du biologique, de l’ordre de la pure croyance, une volonté de croire qu’il est le père de cet enfant. De la même façon, je voulais interroger ce lien de paternité qui se crée chez une personne pour qui on ne l’attend pas forcément » (Sorocine). Le souhait d’Iris Kaltenbäck était d’écrire un film romanesque, où la solitude touche différemment ces êtres ordinaires qui se meuvent dans un quotidien pas toujours facile.
Milos et Lydia exercent tous les deux des professions dont la société ne peut se passer (chauffeur de bus la nuit et sage-femme) mais qui les oblige souvent à vivre à l’écart des autres, de par leurs horaires, leur fatigue. Ces métiers les contraignent à se dissocier et les poussent à l’isolement, au sein d’un environnement urbain très fort, où l’errance des personnages est mise en exergue par la cinéaste. Iris Kaltenbäck cite plusieurs films qui l’ont inspirée. Tout d’abord « Taxi driver » de Martin Scorsese et « Panique à Needle Park » de Jerry Schatzberg, deux films américains des années 70, pour la « corrélation entre le romanesque et le réel » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique au Festival de Cannes). La réalisatrice aime instiller du réel dans la fiction, bien ancrer ses personnages comme des héros ordinaires, a l’instar des personnages de deux autres films qu’elle cite aussi comme références : « Yi Yi » d’Edward Yang et « Millenium mambo » de Hou Hsia-Hsien, films taïwanais des années 2000, où les héros sont esseulés, isolés du monde urbain qui les entoure. La solitude et le rapport à la ville sont inhérents à ces films. Et c’est ce qui intéresse Iris Kaltenbäck. Toutes ces références ont fait l’objet de discussions et de réflexions entre la directrice de la photographie Marine Atlan et la cinéaste. Celle-ci aime aussi le travail des réalisatrices Kelly Reichardt et Lucrecia Martel, ainsi que du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi, parce qu’ils « abordent la question de l’expérience féminine d’une façon intime » (Semaine de la critique, Cannes). Enfin, Iris Kaltenbäck aime énormément le cinéma de Kaurismaki : « Il arrive à raconter comment des solitudes se rencontrent, mais aussi la mélancolie amoureuse, le trouble suscité par les premiers regards » (Frenchmania, interview I. Kaltenbäck). Elle a pensé à ce cinéaste pour la séquence où Lydia et Milos se rencontrent, la nuit, et qu’ils vont vivre leur premier tête-à-tête. La réalisatrice se nourrit du cinéma qu’elle aime, de manière éclectique. Grâce à tous ces cinéastes, elle s’enrichit, s’imprègne de leur art, et insuffle à son œuvre propre un souffle nouveau, singulier.
La question de la solitude est donc au centre de ce film à travers Lydia et Milos, mais elle va aussi toucher le personnage de Salomé. Pourtant elle a une vie épanouie, bien incorporée dans la société, avec un bon niveau de vie et un mari avec lequel elle se sent bien. C’est la naissance de sa fille qui va tout bouleverser : elle se sent d’abord totalement étrangère à ce bébé, isolée pour la première fois de sa vie, vivant avec effroi la solitude que le baby blues peut procurer : la déprime, la fatigue, la tristesse… La vacuité s’installe, ainsi que l’incompréhension. Et c’est Lydia qui va la soutenir et lui proposer de s’occuper régulièrement de l’enfant pour que son amie récupère, aille mieux. Salomé est la famille que Lydia a choisie. Son bébé fera naturellement partie de sa famille de cœur. Jusqu’au mensonge fatal, celui qui va l’emmener vers l’issue fatidique d’un comportement irrémédiable. L’enfant, qu’elle fait passer pour le sien et celui de Milos, va la ramener vers une sensation de bonheur qui l’avait quitté depuis longtemps. L’homme qu’elle aime est revenu vers elle, parce qu’il y a la petite Esmée (prénom signifiant « qui est aimé »). Lydia a fui le réel, pensant qu’altérer la vérité lui permettrait de revenir à la vie, à un espoir. Elle est dans le déni, pour de petits instants de félicité.
Le titre du film, « Le ravissement », s’inspire d’un livre de Marguerite Duras, « Ravissement de Lol V. Stein » (1964). Iris Kaltenbäck explique combien ce roman l’a chamboulée lorsqu’elle était adolescente, avec « l’histoire de cette femme qui voit son fiancé tomber fou amoureux d’une autre femme devant ses yeux ». Elle se souvient « J’avais adoré la manière dont elle racontait le trauma de façon presque sourde, et le déni, ce déni qui habite le personnage pendant tout le livre et qu’elle a besoin de revisiter. Ca m’avait parlé de façon très intime, éclairé sur le rapport qu’on peut avoir aux évènements difficiles dans la vie et paru extrêmement juste. Cette façon de saisir comment les choses traumatisantes ressurgissent lentement, de manière déplacée » (Semaine de la critique, Cannes). Le déni de chagrin est lui aussi au centre de l’histoire écrite par la cinéaste. De surcroît, le terme « ravissement » est un mot polysémique. Il suggère l’extase, l’émotion d’une personne exaltée, mais aussi l’enlèvement, le rapt. Pour Iris Kaltenbäck, ce titre se rapporte avant tout à une extase amoureuse, au fait « d’être ravi à soi-même ». Son personnage Lydia « est ravie à elle-même, (…) et c’est comme ça que commencent les mensonges : elle se perd dans le regard de l’autre, elle se perd car elle subit une rupture amoureuse qui la traumatise (…). Elle ne sait plus très bien qui elle est et c’est à partir de ce moment là qu’elle commence à faire fiction d’elle-même et à mentir ». Ce titre représente ainsi « l’idée qu’on peut être comme enlevée à soi-même avant toute autre forme de ravissement » (Interview Clap.ch).
Iris Kaltenbäck, à travers sa mise en scène, nous fait percevoir les sensations psychiques de cette jeune femme en souffrance, tout en l’impliquant sur la tournure absolument condamnable de ses agissements. Elle est en compassion avec Lydia, sensible à sa douleur, son déni, son mensonge. Elle l’humanise, tente de la sonder, sans jugement ni déni de l’acte criminel qu’elle va commettre. C’est le chemin qui a emmené la jeune femme vers l’irréparable, qui la fait s’emprisonner dans cette fabulation, qui nous emporte. Et c’est justement ce que Milos tente de saisir. Surtout qu’il n’a rien décelé du comportement déviant et du désarroi de Lydia. A-t-il lui aussi eu une once de déni ? N’a-t-il pas voulu voir ? En cela Milos est un personnage qui suscite beaucoup d’intérêt : il se remémore les moments passés pour cerner où il a failli, ce qu’il a laissé échapper sans se poser de questions. Il cherche, s’interroge, tout comme la réalisatrice le fait.
« Le ravissement » parle aussi d’un sujet inhérent à cette histoire : la maternité. La manière de filmer un accouchement s’est très vite posée pour Iris Kaltenbäck et M. Atlan. La cheffe opératrice, la trentaine passée, aime travailler avec des réalisateurs proches de son âge : « C’est important pour moi de faire des films avec des cinéastes de ma génération pour repenser la manière dont on les fabrique, pour réfléchir à une logique d’horizontalité sur un plateau, mais aussi pour renouveler les formes » (Marine Atlan, Trois couleurs). La question de la justesse quasi-documentaire de la maternité s’est imposée : « Je me suis rapidement dit que je voulais filmer de vrais accouchements, filmer cette épreuve physique et poser cette question du ravissement, du premier regard, le filmer. Que ce soit là, avoir cette précision documentaire sans recourir au discours » (Iris Kaltenbäck, Semaine de la critique, Festival de Cannes). La cinéaste, avec l’autorisation d’une maternité, a pu accompagner les gardes de sages-femmes pour s’imprégner de leur travail, de leur investissement, de leur manière de s’occuper des parturientes. Certaines futures mamans ont accepté d’être filmées pendant leur accouchement. Hafsia Herzi (Lydia), habillée en sage-femme, a assisté et épaulé une vraie sage-femme, tout en s’investissant totalement, et alors pris réellement part aux accouchements. La cinéaste a ainsi mis en images une confluence entre la fiction et le réel. Il y a une authenticité poignante dans les scènes tournées à la maternité.
Au sujet de la photographie, Iris Kaltenbäck explique qu’elle voue un intérêt immense à la couleur. L’incidence des films américains des années 70 l’a beaucoup stimulée, vis-à-vis du rendu de leur granulation. Elle cite par exemple les couleurs Kodak de « Taxi driver » de Martin Scorsese. Elle justifie ce choix : « On peut utiliser toute une palette de couleurs vives même pour raconter une histoire des plus sombres. Pour ce film, j’avais envie de prendre le contre-pied des traitements un peu clichés du fait divers au cinéma, de m’éloigner des teintes grisonnantes et du naturalisme. (…) Je trouvais ça plus fort de raconter, par le vêtement aussi, qu’elle veut être vue ». Elle ajoute, au niveau des séquences nocturnes : « J’avais envie de travailler sur les lumières de la ville quand le soleil n’est plus là, et de pousser à fond le romanesque et la fiction » (Interview I. Kaktenbäck, Frenchmania). Quant à la musique, composée par Alexandre de la Baume, elle s’est imposée comme une « vraie narration ». Le musicien a pu composer dès l’écriture du scénario, ce qui fut fructueux pour le tournage, où la réalisatrice possédait déjà les premières ébauches des musiques d’Alexandre. Les différentes tonalités et sonorités sur les morceaux qu’il lui présentait ont permis de créer un dialogue entre image, voix-off et musique, ce qui a beaucoup servi le film. A de la Baume confie « Ce que j’ai apprécié dans le scénario, c’est qu’il se situait à l’intersection de différents genres. Ce n’est pas un film naturaliste. Ce n’est pas non plus un thriller. Il y a un aspect romanesque marqué avec cette voix-off (l’amant, Milos). (…) On se sent très proche de l’héroïne car elle est présente dans chaque scène, et en même temps, on s’interroge avec le narrateur à son sujet. Je voulais donc que la musique ait cette tonalité romanesque, sans être trop datée. Je ne voulais pas non plus composer une bande originale à l’ancienne. Il y a un aspect documentaire dans le film (la maternité). Je souhaitais que la musique épouse le lyrisme du film, sans orienter de manière excessive le drame. Le film n’est jamais lourd en soulignant de manière appuyée le tragique ou l’angoisse de la situation. Je voulais que la musique reflète cette dualité présente dans le titre, « Le ravissement », avec ses connotations à la fois extatiques et dramatiques » (A. de La Baume, Cinezik). Là encore, la musique ne suggère ni n’impose aucun jugement. Elle est en lien étroit avec le personnage de Lydia, dans cette terrible spirale de solitude, de mensonge, de cet immense besoin d’amour insatiable.
« Le ravissement » est un film qui nous emporte, nous ravit, en toute subtilité, et nous interroge sur les chamboulements et l’essence même de la nature humaine, et dès lors sur nous-mêmes.
Réalisation : Iris Kaltenbäck / Scénario : Iris Kaltenbäck / Directrice de la photographie : Marine Atlan / Chef opérateur son : Guilhem Domercq / Décors : Anna Le Mouël / Costumes : Caroline Spieth / Musique : Alexandre de la Baume / Montage : Suzana Pedro / Production : Mact Productions, Marianne Productions, JPG Films, Jean-pierre Guérin / Distribution : Diaphana Distribution, Be For Films / Distribution des rôles : Hafsia Herzi (Lydia), Alexis Manenti (Milos), Nina Meurisse (Salomé), Younès Boucif (Jonathan), Radmila Karabatic (Jelena), Ana Blagojevic (Ana), Grégoire Didelot (Philippe), Matthieu Perotto (Julien)