L’enlèvement De Marco Bellocchio

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Marco Bellocchio révèle le pouvoir et l’emprise destructrice de l’église catholique du XIXème siècle lors de l’affaire Mortara, histoire tristement irrécusable où un jeune garçon juif de sept ans est enlevé de force à sa famille par l’injonction du prêtre inquisiteur qui envoie en pleine nuit les soldats du Pape pour emmener le petit Edgardo.

Le cinéaste ouvre son film en l’an 1858, au sein du quartier juif de Bologne, où le couple Mortara, de confession juive, vit avec ses enfants. La ville est alors sous l’autorité des Etats pontificaux. Ses soldats font une intrusion nocturne dans l’appartement des Mortara, obligent les parents à lever les enfants déjà couchés et demandent les prénoms des garçons. Seul Edgardo les intéresse. Baptisé secrètement six ans auparavant par l’ancienne nourrice catholique de l’enfant (qu’elle baptise seule aves quelques gouttes d’eau sur la tête du bébé !), le petit de sept ans va en conséquence être arraché à ses parents, déraciné de cette famille aimante, pour être confié à l’école des Catéchumènes, dépendante du Saint-Siège, alors que le Pape Pie IX y « règne » comme un despote. Les parents d’Edgardo n’auront de cesse de se battre pour récupérer leur fils, d’avertir l’opinion publique de cet enlèvement effroyable, et de soulever la communauté juive, jusqu’à une incidence internationale, afin que Pie IX revienne sur cette décision brutale. Mais le Pape reste intransigeant, insensible à la détresse de la famille. Le garçon fait son entrée dans sa « nouvelle demeure », avec d’autres enfants de son âge où un petit camarade lui conseille d’adopter une conduite irréprochable pour revoir rapidement sa famille. On lui confie, devant une représentation gigantesque du Christ sur la croix, que les juifs ont tué Jésus. Edgardo va alors scrupuleusement apprendre et suivre la doctrine catholique, donnant l’impression que cette conversion est harmonieuse et épanouissante. Le père et la mère du petit pourront le revoir chacun leur tour au bout de quelques mois. Mais le déchirement est total. Jamais les parents n’accepteront de se convertir pour être de nouveau près de leur enfant, mais jamais ils ne cesseront de lutter pour qu’il soit à leurs côtés. Cependant l’endoctrinement psychologique opère avec fulgurance sur Edgardo dont l’esprit semble plonger sans retour dans la foi catholique.

Marco Bellocchio s’inspire sans concession de l’histoire vraie d’Edgardo Mortara qui, malgré cette effroyable douleur que fut la séparation cruelle d’avec les siens, devint prêtre et resta toute sa vie un fervent catholique. L’histoire de ce jeune garçon fut à l’époque très médiatisée, grâce au combat incessant de ses parents contre le pouvoir pontifical, en sollicitant la presse et la communauté juive. Le scandale fut retentissant, mettant en exergue une résistance face au pouvoir pontifical et à l’arrogance d’un Pie IX conservateur et sentencieux. Et cela lors d’une période historique qui marque une orientation nouvelle : le prochain démantèlement de l’Etat pontifical. Ce virage politique amènera quelques années plus tard l’unification de l’Italie, délivrée de la mainmise papale.

Les recherches sur l’affaire Mortara apprirent de surcroît au cinéaste qu’elle était loin d’être la seule : les historiens témoignent que de nombreux récits actant de conversions forcées furent de mise, accrues par des circonstances historiques où les juifs étaient fermement discriminés. Ces conversions « clandestines », justifiées en invoquant la certitude religieuse que la foi catholique est la seule qui puisse sauver les âmes perdues, furent donc répandues afin d’inciter les familles de confession juive à adopter la religion catholique. En acceptant de se convertir, les parents pouvaient alors reprendre leurs enfants. Mais les Mortara ne cèderont jamais. Pour eux, le choix est impossible.

Marco Bellocchio s’intéressa à ce sujet passionnant il y a déjà quelques années, mais il apprit que Steven Spielberg travaillait sur ce projet et avait décidé de faire un film sur l’affaire Mortara. Il laissa donc tomber. Lorsqu’il sut que Spielberg avait finalement décidé d’abandonner, il se lança dans cette aventure. Le cinéaste avait découvert l’existence d’Edgardo dans un livre du fervent catholique Vittorio Messori, très conservateur, qui soutenait l’attitude du pape et justifiait alors sa manière d’agir sur l’arrachement du petit garçon à sa famille. Cet auteur soutenait la thèse d’une libre conversion de la part du jeune homme. Le principal concerné, Edgardo Mortara, écrivit de son côté son autobiographie pour certifier que sa conversion n’avait pas été forcée. Le cinéaste a d’ailleurs utilisé quelques éléments de ce livre dans son film. Dans son interview cannoise, Marco Bellocchio explique que le livre de V. Messori « révèle les contradictions de Mortara sur le plan existentiel. Mortara a revendiqué sa liberté et sa conversion spontanée pour devenir catholique. Mais le récit de Messori trahit une souffrance, une angoisse permanente avec les contradictions qui l’habitaient. » Cependant, Edgardo « n’a jamais remis en question sa conversion à la foi catholique » (Festival de Cannes).

En sus de ces références, Marco Bellocchio et la scénariste Susanna Nicchiarelli ont axé leurs recherches sur les livres de Daniele Scalise et David Kertzer. De plus, S. Nichiarelli a expliqué lors d’une conférence de presse : « Nous avons eu la chance de pouvoir travailler sur les sources directes. Nous avions les dépositions du procès et notamment celles de Mariana Mortara, la mère, qui décrivait en détail toute la première partie du film, l’arrivée des policiers, le fait qu’ils demandent le nom des enfants… Cela nous a permis de choisir entre un grand nombre d’éléments qui sont vraiment arrivés » (France 24).

L’histoire des Mortara a tellement provoqué de réactions enflammées, en raison de sa forte médiatisation, que moult ouvrages ont été écrits, avec des faits souvent divergents, des opinions biaisées. Il a donc fallu traiter les différentes informations, les écrémer. Une fois ce laborieux travail réalisé, les coscénaristes ont dû tisser les liens et pensées intimes et profonds des personnages, sur lesquels il y avait peu d’indications. Les faits historiques, eux, ont été strictement respectés. Ils ont aidé à structurer le scénario, qui s’articule autour de trois évènements : l’enlèvement en 1858 ; le procès de l’inquisiteur Feletti, grâce à la prise de contrôle des nationalistes à Bologne en 1860 ; et enfin la prise de Rome en 1870 (Brèche de Porta Pia) qui marque la chute des Etats Pontificaux et du pouvoir papal. Car cette histoire a eu lieu alors que le pouvoir temporel de l’Eglise commençait à s’effriter. La domination outrancière des Etats pontificaux glissait sur une vague fondamentaliste, où l’intolérance pouvait briser des vies sans aucun remords. Marco Bellocchio explique d’ailleurs que son opus est avant tout un film contre l’intolérance, et non contre l’église catholique. Il raconte : « Le petit Edgardo n’a jamais été maltraité, au contraire, il a bénéficié d’une attention extrêmement bienveillante ». Il le décrit comme « une bouée de sauvetage » au sein d’un monde qui s’effondre : « Quand quelqu’un, comme un dictateur, ne veut pas perdre le pouvoir, il préfère aller jusqu’au bout de la chute. C’est le cas de Pie IX qui dit : « Non, je ne renoncerai pas au petit Edgardo » » (Marco Bellocchio, France 24). Le pape Pie IX, progressant dans une logique impérieuse et tyrannique, est ici montré comme l’antithèse de cette famille juive qui dédie son existence à l’union familiale, à la force et la profondeur d’une intimité protégée, à ses croyances.

Le cinéaste traduit cette dichotomie par une mise en parallèle, et de temps en temps par un montage alterné, entre les rituels judaïques et catholiques, entre la lutte des parents d’Edgardo pour reprendre leur fils et les différentes phases du parcours d’Edgardo au sein de l’église catholique, mettant par exemple en exergue des analogies sur la gestuelle de la mère et celle du pape. Edgardo se cache, au début du film, sous la robe de sa mère chérie pour ne pas être emmené. La scène où Edgardo se réfugiera sous la robe papale dans les jardins du Vatican y fera écho. Le transfert est sous-jacent et implicitement terrible. Marco Bellocchio navigue de surcroît entre l’endoctrinement du petit garçon et son admiration hypnotique pour le Christ, et l’attente cruelle que subissent ses parents. Le désespoir grandissant des parents est mis en parallèle avec une quiétude qui apparaît de plus en plus nettement chez Edgardo, s’immergeant indubitablement dans la croyance catholique. Deux autres scènes s’entremêlent avec effroi : celle du procès qui proclame que l’inquisiteur Feletti, accusé d’avoir enlevé Edgardo, est innocent, avec la cérémonie de la Confirmation du garçon qui se déroule à Rome, scène qui soutient fermement le baptême réalisé clandestinement par une bonne névrosée. Le cinéaste montre avec habileté l’emprise inexorable de l’Eglise sur l’enfant, autant que la perte abominable d’un fils volé, embrigadé, et converti. La mezouza, offerte par la mère d’Edgardo à son fils, sera très vite remplacée par la croix catholique accrochée au cou de l’enfant. Mais pour montrer le refus des familles à se convertir malgré l’horreur de la conversion forcée de leur enfant, la maman de Simone, garçon juif emmené lui aussi dans cette école à Rome, réussira à placer une mezouza dans le cercueil ouvert de son fils mort de maladie lors de la cérémonie à l’église. De plus Marco Bellocchio enchevêtre les scènes intimistes à celles de l’Histoire italienne, alors que le désordre politique bat son plein, que le pays est en pleine tourmente.

Esthétiquement, le cinéaste a pris soin de travailler sur le clair-obscur, avec des teintes nuancées à l’instar des peintures italiennes de 1840 à 1870. Comme l’explique le directeur de la photographie Francesco di Giacomo : « C’est fascinant en temps qu’œuvre d’époque, mais un peu moins en termes de lumière et de couleur » (Interview Sony). Dans sa conférence de presse à Cannes, Marco Bellocchio précise : « Nous nous sommes inspirés de la peinture réaliste et romantique de l’Italie du 19ème siècle, une période durant laquelle l’Italie s’est construite et dont sont issues nombres de toiles avec des sujets militaires et familiaux. En ce qui concerne les décors, les costumes, les couleurs et les contrastes, nous nous sommes également basés sur des toiles issues de la grande tradition pré-impressionniste de la peinture italienne et française, tel Eugène Delacroix ».

En terme de lumière, le directeur de la photographie nous apprend que Marco Bellochio ne désirait pas qu’il y ait de « grandes zones d’obscurité : il voulait que le public puisse voir partout, et il ne voulait pas de bougies ». Pour F. di Giacomo, ce fut une gageure. De plus, les jeunes acteurs (de nombreux enfants jouent dans le film) devaient le plus possible tourner durant la journée, même si beaucoup de scènes du film se déroulent la nuit. Il a donc fallu filmer ces scènes nocturnes de jour : « une option était de placer une tente au-dessus des bâtiments ou de bloquer complètement la lumière extérieure, mais Marco voulait que le spectateur ait l’impression qu’un monde existait en dehors. C’était particulièrement important pour les scènes d’ouverture où l’enlèvement a lieu pendant la nuit. (…) Les concepteurs de production du film ont habillé les fenêtres pour qu’elles ressemblent à de vieilles fenêtres en plomb, et des rideaux ont été utilisés pour réduire la quantité de lumière qui passe à travers. Parce que les personnages principaux étaient souvent des enfants, la caméra était généralement assez basse par rapport au sol, donc quand il y avait une fenêtre en arrière-plan, le ciel « nocturne » devait au moins être légèrement visible à travers » (Sony). Nous mesurons grâce à ces témoignages toutes les contraintes et la complexité d’un tel tournage. De surcroît, filmer les plans extérieurs fut aussi complexe, pour des raisons différentes. Les scènes de nuit extérieures, tournées dans des villes italiennes historiques (dont évidemment Bologne), nécessitaient que les éclairages de rue soient éteints. Ces lieux magnifiques sont très touristiques, d’où la difficulté de bloquer leur passage. Mais l’équipe a relevé le défi pour remédier à toutes ces exigences. En terme d’image, le directeur de la photo conclut : « L’objectif était de produire une image très propre et pure. Parce que l’histoire montre beaucoup de souffrance, il était important d’avoir cet aspect épuré pour que le public ne se sente pas opprimé en regardant le film » (Interview F. di Giacomo, Sony, Le tournage de « Rapito » avec la Venice, septembre 2023). Ce travail sur la lumière, sur la photographie, est sublimé par les compositions musicales de Fabio Massimo Capogrosso. La musique est souvent puissante et lyrique afin d’accompagner les émotions magnifiées par les images. Mais ces grands airs symphoniques pouvaient également trancher avec une disharmonie de sons, des sonorités suraiguës, perçantes et déconcertantes, avec un tintement de cloches mélangé aux notes musicales… Là aussi la création sonore fut délicate. Dans une interview sur Cinezik, F. Massimo Capogrosso explique : « il a fallu faire des recherches sur la musique hébraïque et chrétienne. Le réalisateur ressentait le besoin de représenter ce contraste entre ces deux religions. Il voulait également un langage très original et contemporain. Il y a aussi des anciens airs populaires. Pour moi, les modèles ont été Stravinski, Berio. Il voulait donc se rapprocher de la source. » Plusieurs thèmes habitent le film : « Le thème le plus humoristique représente le monde des enfants, l’atmosphère ludique. Pour le thème dramatique, j’ai mélangé des éléments de mon propre style, de ma musique et un thème populaire de la fin du 19ème siècle. J’ai pris les quatre premières mesures de ce thème et les ai modifiées en fonction des besoins du film » (Cinezik). De plus, le compositeur a créé des thèmes qui accompagnent la trajectoire de vie du personnage d’Edgardo, ce qui instaure un lien narratif. D’autres spécificités sont aussi présentes dans « L’enlèvement », comme elles le sont toujours chez Marco Bellocchio : l’onirisme et le sens du grotesque. Deux scènes oniriques sont mises en image : le rêve d’Edgardo, qui retire les clous de l’immense croix du Christ afin qu’il descende et puisse partir, et le cauchemar de Pie IX où des rabbins le circoncisent. Le cocasse, l’absurdité, font aussi partie de la signature du cinéaste. C’est aussi une manière de disloquer les comportements humains, de fouiller dans la nature même des individus. Tenter de sonder l’être, avec toutes ses contradictions, est un dessein qui préoccupe Marco Bellocchio. C’est avant tout l’histoire de ce jeune garçon qui a passionné le cinéaste. Car Edgardo est toute sa vie resté fidèle à l’église catholique, même lorsqu’il a eu la possibilité de la quitter (lors de la libération de Rome). Quant au drame de la séparation de l’enfant et de ses parents, de l’enlèvement au nom d’un pouvoir absolu qui n’est autre que criminel, le réalisateur y a trouvé un sujet à la fois perturbant et abominable. Sans oublier l’obsession d’Edgardo, jusqu’à sa mort, de vouloir encore convertir sa famille dévouée à jamais au judaïsme.

Le cinéaste de 83 ans nous livre un film d’une puissance incroyable, d’une destinée inouïe et déconcertante. Marco Bellocchio a été ému par cette histoire tant par l’émotion qu’elle insuffle, que par le malaise et la discorde qui la hantent. La conviction religieuse, l’emprise, l’absolutisme papal, la résistance face à une injustice effroyable et l’amour familial traversent ce film avec grâce et dignité. Le cinéaste n’a pas perdu de sa superbe.

 

 

 

Réalisation : Marco Bellocchio / Scénario : Marco Bellocchio et Susanna Nicchiarelli / Musique: Fabio Massimo Capogrosso / Décors : Andrea Castorina / Costumes : Sergio Ballo et Daria Calvelli / Photographie : Francesco Di Giacomo / Son : Adriano Di Lorenzo / Montage : Francesca Calvelli / Production : IBC Movie, Kavac Film, Rai Cinema, Ad Vitam, The Match Factory / Distribution : 01 Distribution, Ad Vitam / Date de sortie : 1er novembre 2023

 

Distribution : Paolo Pierobon (Pie IX), Fausto Russo Alesi (Momolo Mortara), Barbara Ronchi (Marianna Padovani), Enea Sala (Edgardo Mortara enfant), Leonardo Maltese (Edgardo Mortara adulte), Corrado Invernizzi (Juge Carboni), Filippo Timi (Cardinal Giacomo Antonelli), Fabrizio Gifuni (Feletti l’inquisiteur)

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