MEMORY De Michel Franco
« Memory » est un film qui s’attache à une rencontre inattendue entre une femme et un homme dont la mémoire perturbe, de manière différente, les comportements et les réactions quelquefois troublants, ou douloureux, de ces deux personnes en prise avec leur trauma, et dont les blessures émotionnelles invasives happent leur quotidien.
« Memory » est le huitième film du cinéaste mexicain Michel Franco, qui aime sonder l’inintelligibilité des êtres, leur comportement sibyllin, sans jamais livrer le moindre jugement moral ou psychique. Dans son nouvel opus, le réalisateur met en présence une femme, Sylvia (Jessica Chastain), et un homme, Saul (Peter Sarsgaard), dont la vulnérabilité et l’instabilité psychologique perturbent leur bien-être. Nous rencontrons tout d’abord le personnage de Sylvia à une réunion des AA (Alcooliques anonymes), où nous comprenons qu’elle s’y rend depuis de nombreuses années. Sa vie est simple, cadencée par son métier de travailleuse sociale au sein d’un centre médical new-yorkais spécialisé pour adultes frappés de handicap mental, et par sa vie de maman solo d’une adolescente prénommée Anna (Brooke Timber). Sylvia vit modestement avec sa fille qu’elle protège amplement, dans un appartement doté d’une alarme, dont elle ferme automatiquement les trois verrous dès qu’elle rentre. Le réalisateur s’attarde à nous montrer cette femme qui répète ces gestes de manière symptomatique, sans jamais en oublier le moindre d’entre eux.
Un soir, Sylvia et sa sœur Olivia (Merritt Wever) se rendent à une fête réunissant les anciens élèves de leur collège. Tandis que tout le monde danse et s’amuse, Sylvia reste seule, assise à une table. Surgit alors un homme, Saul, qui s’assoit à ses côtés sans prononcer un mot. Sylvia se lève alors et quitte la soirée pour rentrer seule chez elle. L’homme la suit durant tout le trajet, jusqu’à se retrouver en bas de chez elle, sans jamais l’aborder. Saul, malgré la pluie et le froid, reste toute la nuit en bas de l’immeuble. Le lendemain matin, Sylvia décide de descendre, pour finalement venir en aide à cet homme en détresse, complètement trempé et grelottant, qui se trouve littéralement désorienté, ne sachant pas pourquoi il est là. Sylvia prend ses papiers et appelle son frère Isaac. Elle découvre alors que Saul a une maladie neurodégénérative. Sa mémoire est en berne et sa souffrance manifeste. Il vit avec son frère et sa nièce qui doivent le surveiller en permanence. Atteint d’une certaine forme de démence, il subit au quotidien des amnésies qui entretiennent des relations distordues et tourmentées avec autrui, et une vision du monde parfois singulière. Avec ce personnage en perte de repères, en perte de mémoire, Michel Franco va créer un lien magnifique entre lui et Sylvia qui, nous allons le découvrir, a subi un choc traumatique qui a entraîné, tout au long de sa vie, de fortes perturbations psychiques qui vont ressortir avec une certaine rudesse. C’est bien là l’histoire d’une rencontre de deux mémoires qui vont s’entremêler, s’entrechoquer, et s’unir. Une mémoire qui se perd face à une mémoire qui vient douloureusement frapper à la porte. Et le lien qui va se créer entre ces deux êtres, après l’évocation d’un souvenir violent mais erroné de Sylvia, va en filigrane se révéler avec une tendresse émouvante. Michel Franco nous raconte une histoire d’amour, parsemée d’embûches dues à la maladie de Saul, mais aussi au trauma de Sylvia dont la vérité va se manifester avec fracas. Car sa famille a toujours voulu ignorer et nier sa douleur, ses souvenirs mémoriels, et pour cause, puisqu’ils sont la conséquence d’un inceste.
Mais la rencontre entre ces deux âmes en peine est salvatrice. Elle leur permet d’affronter les affres de leur mémoire, et de vivre enfin quelque chose de beau, pour eux, même si rien n’est facile. Michel Franco explique : « Je voulais que ces personnages retrouvent l’opportunité d’être comme des enfants ou des adolescents mais sans l’immaturité associée à ces âges. Ils se donnent le droit de découvrir de nouvelles choses, de dépasser leurs peurs et leur sentiment d’insécurité » (propos de Michel Franco dans « j-mag.ch »). En vivant leur propre histoire à deux, ils s’accordent la possibilité d’assortir leurs existences troublées, leur vécu, afin d’aborder un tempo commun, un mouvement qui les fait se rejoindre. La délivrance est au centre du chemin, même si nous ignorons où ce cheminement peut les mener. Qui donc a le droit d’empêcher ce lien très fort… même si le temps et la pathologie de Saul complexifient cette intense complicité amoureuse.
Michel Franco a lui-même écrit le scénario de « Memory ». La genèse de cette histoire est née d’une simple idée : lors d’une réunion d’anciens élèves, un homme suit une femme jusque chez elle sans savoir qui elle est, ni pourquoi il agit ainsi. C’est cette intention qui a intéressé le scénariste et cinéaste. Il a donc débuté son écriture par cette scène, tout en s’interrogeant sur la personnalité de ces deux personnages qu’il pensait perturbés, fracturés pour des raisons qu’il n’avait pas encore imaginées. Pour lui, cet homme et cette femme se rejoignent sur un autre point : leurs familles doutent d’eux, et cela pour des raisons différentes.
Nous retrouvons dans cet opus des préoccupations fréquentes du cinéaste, comme les secrets de famille, qui dénaturent les liens avec les proches et annihilent la personnalité de ceux qui sont directement touchés. Les silences sont toujours lourds de conséquence, entraînant une nocivité pour la santé morale et psychique de ceux qui les subissent. La rencontre entre ces deux individus, leur connivence naissante, jusqu’à leur relation amoureuse, poussent leurs proches à réagir, à perturber et briser ces non-dits qui accablent Sylvia et Paul. Michel Franco confie à « Tempus magazine » : « J’aime cette zone grise où la dynamique familiale se déplace. Je trouve très intéressant et déchirant de voir comment parfois les êtres chers essaient de protéger quelqu’un, et ils finissent par faire plus de mal, comme le frère de Saul lui fait ». Ce qui est très étonnant chez Michel Franco, c’est qu’il peut sans problème retravailler ses personnages tout au long du tournage, tout en collaborant avec ses comédiens. Il n’hésite pas à réécrire des scènes, en s’harmonisant avec ce qui se passe sur le tournage. Précisons que ce cinéaste tourne toujours ses films chronologiquement, parce qu’il monte son film sur le plateau, jour après jour, avec son monteur Oscar Figueroa. Comme l’explique son directeur de la photo Yves Capa, Michel Franco aime travailler avec une « envie de découpage très dépouillé, de longs plans uniques importés immédiatement du plateau vers la timeline par le DIT et mis immédiatement à disposition du monteur Oscar Figueroa, présent sur le plateau, dans un processus où tournage et montage s’effectuent en direct. Une méthode qui lui permet de valider ses choix de découpage, ou parfois pour certaines scènes de s’imposer une autre position de caméra, un plan en plus, ou même parfois un reshot » (afc cinéma). Il y a toutefois quelques scènes d’un nombre très limité qui n’ont pu être tournées chronologiquement, comme celles du métro où, le dernier jour de tournage, l’équipe s’est engouffrée sans autorisation de filmer (ce que font souvent les films aux budgets plus réduits) pour tourner ces instants « volés », mais malgré tout souvent tolérés puisque fermer un métro à New York est rarement accepté.
Michel Franco parle longuement du scénario avec ses comédiens, sans leur imposer la manière dont ils doivent incarner et jouer leur personnage. Il dirige a minima ses acteurs et leur demande de proposer de quelle façon ils désirent interpréter une scène, pour que lui et son directeur de la photo optent pour un cadre qui conviendra le mieux à cette proposition. Chacun s’adapte aux autres : rien n’est véritablement fixé à l’avance. Notons que Michel Franco estime que son directeur de la photographie, avec lequel il a tourné six films, est son co-réalisateur. Même si Yves Cape ne s’occupe pas du jeu des comédiens, il est l’auteur de multiples suggestions quant au cadrage, aux angles choisis, et s’approprie avec célérité tout changement scénaristique ou contextuel. Yves Cape explique dans une interview pour « Leitz-ciné » : « Avant chaque film, nous prenons deux semaines pour lire le scénario ensemble. Dans les premiers films, nous faisions également une liste de plans sommaire, mais nous ne le faisons plus. Maintenant nous arrivons sur le plateau avec une idée approximative, nous regardons les acteurs, puis nous décidons de ce que nous faisons. (…) Nous essayons toujours de faire chaque scène en un seul plan. Je n’aime pas appeler ça une séquence de plan parce qu’ils ne sont pas si longs. Mais nous essayons de trouver le meilleur cadre pour la scène et de tout faire à partir de là ». En terme de simplicité, le directeur de la photo explique qu’il travaille depuis déjà plusieurs années avec un ensemble de procédés d’éclairage réduit à l’essentiel, sans surcharges inutiles, grâce aux caméras numériques et aux LED. Donc une lumière au minima. Il confie sa manière de travailler à « afc cinema » : « Je n’emporte que des sources très douces, très légères, qui ne nécessitent pas de générateur. J’emploie des sources LED très simples à installer qui me permettent de m’adapter à chaque situation. (…) J’arrive à un stade où seule cette sorte d’improvisation sur le tournage me motive ». Il ajoute : « Je me cantonne souvent à une focale, autour du 40 mm suivant la taille du capteur. C’est vraiment mon optique de prédilection. (…) J’accorde beaucoup d’importance à la distance à laquelle je filme les acteurs, je pense que c’est important pour eux comme pour moi de sentir notre présence, mais pas trop. (…) Les comédiens se sentent libres, ils peuvent bouger, et je les cadre comme à travers mon propre œil » (afc). Précisons que Michel Franco est exigeant sur certains points : « Les comédiens sont souvent au centre du cadre, jamais de plongée ou contre-plongée pour éviter les déformations des décors. Beaucoup de travellings mais sans bras de dolly. Juste un simple chariot ». Tous ces détails témoignent d’un processus de travail bien particulier, auquel les deux compères s’attèlent maintenant depuis de nombreuses années.
« Memory » est un film écrit et réalisé avec une subtilité à la fois délicate et lucide. La mémoire, qui se fonde sur l’identité personnelle de chacun, est traitée avec finesse à travers les personnages de Sylvia et Saul. Elle est la substance même de ce qui les constitue, sensible et troublante, parfois déconcertante. Elle va et vient, s’immisce au sein de nombreuses fêlures, devient lumière ou ténèbres. Nos deux personnages peuvent se heurter à des situations difficiles, embarrassantes, déchirantes, mais leur rencontre va leur permettre d’aller courageusement braver la vie, parce qu’ils sont ensemble, unis par un lien amoureux qui les réconforte, qui les apaise. Le partage est beau, sensible, et nous touche profondément.
Réalisation : Michel Franco / Scénario : Michel Franco / Photographie : Yves Cape / Montage : Oscar Figueroa et Michel Franco / Costumes : Gabriela Fernandez / Décors : Claudio Ramirez Castelli / Production : Teorema, High Frequency Entertainment, Mubi, Screen Capital, Case Study Films / Casting : Jessica Chastain (Sylvia), Peter Sarsgaard (Saul), Brooke Timber (Anna), Merritt Wever (Olivia), Elsie Fisher (Sara), Jessica Harper (Samantha), Josh Charles (Isaac), Blake Baumgartner (Ashley) / Sortie France : 2024