Oskar Kokoschka Un fauve à Vienne
Le Musée d’Art Moderne de Paris nous offre une rétrospective saisissante du turbulent artiste autrichien Oskar Kokoschka. Au cours d’un parcours chronologique, nous parcourons soixante-dix années de création, de chamboulements historiques et artistiques, de troubles politiques, de révolutions picturales.
Nous plongeons dans la grande histoire du XXème siècle, aux côtés de cet homme qui naquit en 1886 et tira sa révérence en 1980 à l’âge de 94 ans. Cent cinquante œuvres nous permettent de vibrer à travers ses peintures, ses lithographies, ses affiches, ses aquarelles, ses illustrations, ses éventails… Oskar Kokoschka était un homme engagé, peintre bien sûr mais aussi dramaturge, écrivain et poète. Aucun compromis esthétique n’était tolérable pour cet artiste qui dès son jeune âge scandalisa la société viennoise du début du XXème siècle à travers les portraits qu’il réalisait, ainsi qu’avec sa pièce de théâtre « Meurtrier, espoir des femmes ». En 1908, Oskar Kokoschka avait déjà l’appui de deux illustres personnalités viennoises : l’architecte Adolf Loos, et Gustav Klimt qui proclamait à cette époque : « A tout temps, son art ; à tout art, sa liberté », et qui prônait une démarche artistique novatrice sur la ligne et la couleur. Porté par le foisonnement des avant-gardes de son époque, Oskar Kokoschka maintiendra toujours une certaine indépendance artistique, aimant provoquer et secouer notre regard, avec sa manière tortueuse d’appréhender le corps humain, avec l’utilisation de couleurs éclatantes, d’aplats flamboyants. La libération des émotions, le refus de toute codification, chassent alors les conventions et redéfinissent le mouvement, les formes, l’irrégularité même. Grand portraitiste, il sait dévoiler les apparences trompeuses de ses modèles afin d’en extraire les sentiments les plus intimes, les plus profonds, captant l’essence même des personnes. Adolf Loos disait que son regard était « radiographique ».
Grâce à ses mouvements de pinceaux fougueux, sa chroma fringante, ses traits incisifs, Oskar Kokoschka anime et donne vie à ses sujets. Comme l’a dit plus tard sa femme Olda Kokoschka : « Pour lui, un portrait cela signifiait briser la façade, la manière dont on se présentait. » (Radio France) Oskar Kokoschka lui-même disait qu’il voulait « exprimer la vie ». En 1964 le peintre écrira : « L’humain c’est un rayonnement, ce n’est pas la surface, l’uniformité dans le monde. Je ne peux peindre une ville que lorsqu’elle est organique, je pourrais voir l’être humain sous sa peau. Seul un peintre peut faire cela, c’est pourquoi je suis en rébellion permanente. » Nous discernons bien que cet artiste lutte avant tout pour une idée humaniste de l’être humain, pourfendant vigoureusement l’abstraction. D’ailleurs, dans les années 50, il s’opposera à la prépondérance de l’art abstrait qu’il rapprochera d’un phénomène déshumanisant qui assujettit les artistes à nier cette corrélation fondamentale entre la peinture et le changement perpétuel des choses lié aux sens et sensations de chacun. Oskar Kokoschka dirigera en ce sens l’Ecole du Regard (fondée en 1953) à Salzbourg, où il inculquera aux élèves qu’il faut avant tout regarder et observer notre environnement, le monde dans lequel nous vivons, pour capter l’air du temps et être en phase avec notre époque. Pour lui, il faut constamment se réinventer. Et c’est ce qu’il fit tout au long de sa vie.
Cette exposition nous permet de découvrir toutes les pérégrinations de cet homme ouvert à tous les possibles. Vienne est évidemment la première étape, où il insuffle déjà une grande liberté visuelle en révélant la part d’intime de ses modèles, en extériorisant l’acuité même des sentiments profonds de ces personnes. En 1912, il vit une passion tempétueuse avec la compositrice Alma Mahler qui se terminera en 1914. Cette rupture fracassante s’ensuit d’un engagement volontaire dans la Grande Guerre. Au front, il est très gravement blessé en 1915 (à la tête et aux poumons). Le retour à la vie nécessitera du temps, mais il s’en sort. C’est ensuite à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde qu’il accepte d’enseigner, toujours à s’enquérir de nouvelles incarnations picturales, ne souffrant d’aucune compromission artistique. L’Europe va encore vivre des décennies enflammées. Lui aussi. Dans les années 20 il voyage beaucoup mais il finit par rentrer à Vienne où de graves tourments politiques émergent à l’aube des années 30. Il décide alors de quitter son pays natal pour Prague dès 1934. Le régime nazi le qualifiera d’artiste « dégénéré » et fera disparaître des musées allemands l’ensemble de ses œuvres. Ces peintures seront exposées à Munich en 1937 dans l’exposition nazie d’« art dégénéré », tout comme celles de Chagall, Otto Dix, ou encore Picasso. Tous ces artistes sont présentés comme « juifs » ou « bolcheviks » et le régime veut les rabaisser aux yeux du public. En réaction à cet évènement nauséabond, Oskar Kokoschka répliquera par un autoportrait intitulé « Artiste dégénéré ». La montée du fascisme le pousse à s’exiler en Grande-Bretagne en 1938 où il peint des tableaux allégoriques. Son engagement pour la liberté dans cette Europe embrasée est toujours à vif. La guerre terminée, Oskar Kokoschka représente alors une personnalité de référence importante au sein du monde intellectuel européen. Il désire prendre part à la reviviscence de la culture malgré les ravages et les tensions qui ont désuni ce continent. La soixantaine passée, il s’établira en Suisse romande, à Villeneuve, en 1951. Une fois de plus, son travail pictural est sans compromis, séditieux, s’affranchissant de toute influence esthétique.
Oskar Kokoschka ne se sera jamais laissé emprisonner dans le moindre mouvement pictural, ni laissé influencer dans ses choix personnels et esthétiques. Il restera avant tout un homme libre, parfois provocateur, et d’une indépendance sans faille. Comme le qualifiait la critique d’antan, il est « le plus sauvage d’entre tous » (« Oberwidling »). Ses œuvres en sont le fruit exquis. Elles vibrent et incarnent le vivant.
Du 23 septembre 2022 au 12 février 2023 au MAM de Paris
Du 17 mars 2023 au 3 septembre 2023 au Guggenheim Bilbao